Ricardo García Cárcel,
« De Alfred Morel-Fatio a Pierre Vilar : la historiografía francesa sobre Cervantes y el Quijote »,
dans Mélanges de la Casa de Velásquez. Nouvelle série, 37 (2), 2007, p. 107-121.

Ricardo García Cárcel note que c'est au cours des années 1870s que les philologues français, influencés par leurs homologues allemands, commencèrent à s'intéresser à la littérature espagnole en traduisant nombre de classiques, tels que la Célestine, et en publiant des traductions d'abrégés de littérature espagnole comme celui traduit de l'allemand par Madame de Staël[1]. Bien qu'elle soit déjà à cette époque fort connue des Français, l’œuvre de Cervantès continue de susciter un grand intérêt et le Quichotte est lu principalement dans deux nouvelles traductions : l'une de Louis Viardot, publiée entre 1836 et 1837, puis rééditée en 1863, et l'autre de Damas-Hinard datant de 1847. C'est dans ce contexte d'émergence de l'hispanisme scientifique – hispanismo científico[2] – que Ricardo García Cárcel replace les travaux d'Alfred Morel-Fatio, spécialiste de littérature espagnole de l'époque médiévale, qui consacra douze articles à diverses œuvres de Cervantès entre 1881 et 1916. Lorsque Alfred Morel-Fatio publie ses textes sur le romancier espagnol, la lecture du Quichotte est passée par trois phases.

-         Les lectures du Quichotte (XVIIe-XIXe siècles)

Au XVIIe siècle, le Quichotte a d’abord été lu comme une satire divertissante, et sans aucune transcendance, de la littérature chevaleresque. Au XVIIIe siècle en revanche, sous l'influence des philologues anglais, on a commencé à découvrir un don Quichotte sensé et moraliste et Vicente de los Ríos, dans son Análisis del Quijote, qui sert de prologue à l'édition de la Real Academia de 1780, propose une interprétation qui consiste à voir le roman cervantin comme une fusion entre deux mondes : celui, imaginaire, de la folie du protagoniste, et celui montrant la réalité de la société espagnole au tournant des XVIe et XVIIe siècles.

Mais ce lien unissant représentation et réalité devient progressivement dichotomie ; les lecteurs du XIXe siècle se divisent en effet entre les cervantistas qui cherchent dans le Quichotte des traces de la biographie de l'auteur – et les quijotistas – qui font abstraction de l'auteur pour n'étudier que la représentation littéraire. À la même époque, les Allemands proposent de détacher durablement l'œuvre de l'auteur et se lancent dans des interprétations symbolique : don Quichotte serait le symbole de l'essentialisme espagnol et universel.

En Espagne, le texte du Quichotte est de plus en plus perçu comme un miroir ou comme un produit du contexte historique dans lequel a vécu Cervantès. On remarque toutefois qu'à l'époque du romantisme, apparaissent deux principaux courants interprétatifs : l'essentialisme – el esencialismo – et l'allégorisme – el alegorismo. Le premier sera radicalement quijotista alors que le second cherchera dans le texte des allusions à la vie de l'auteur et à l'Espagne de Philippe II.

 

-         Alfred Morel-Fatio

C’est dans ce contexte qu’apparaissent les travaux d’ Alfred Morel-Fatio, que Ricardo García Carcel qualifie de « positiviste orthodoxe »[3], dans la mesure où il ne partage aucune des interprétations que les romantiques ont proposées du Quichotte ; le sens caché de l'œuvre ne l'intéresse pas et il préfère y voir « le grand roman social de l'Espagne du début du XVIIe siècle » qui « indépendamment de sa valeur en tant qu'œuvre d'imagination et en tant qu'admirable traité de philosophie pratique, a le mérite de faire le portrait de l'état de la civilisation d'un peuple dans un moment décisif de son histoire »[4]. L'analyse qu'Alfred Morel-Fatio fait du Quichotte parcourt différents aspects de la société espagnole de l'époque de Cervantès. Il place la religion en premier lieu et voit l'auteur du Quichotte comme un « catholique fervent », en s’appuyant pour cela sur l'admiration de Cervantès pour le personnage du clerc rural – aussi bien le curé du village de don Quichotte que le chanoine de Tolède – par opposition au clerc urbain qu'il critique avec véhémence.

L'administration est également analysée par Alfred Morel-Fatio qui croit déceler dans l'image qui en est proposée la preuve de la vision sceptique que Cervantès avait du monde. Dans le Quichotte, en effet, le juge intègre et l'administrateur désintéressé sont des exceptions ; la vénalité, la corruption et l'incapacité sont habituellement la règle[5]. Alfred Morel-Fatio ne s'oppose pas à ceux qui voient dans la description du gouvernement de l'île de Barataria une satire du système administratif, mais il insiste sur le fait que Cervantès ne propose aucune autre solution.

En ce qui concerne les différentes classes sociales, Alfred Morel-Fatio souligne la position critique de Cervantès à l'égard de la noblesse, des hidalgos – en nous faisant rire du plus sympathique d'entre eux – et de l'armée. Sur cette dernière, le critique montre que Cervantès portent un regard double :  sympathie à l’égard des soldats ; et antipathie à l'égard de l'institution militaire.

 

-         La « génération 98 » et le Quichotte

Par la suite, les intellectuels de la génération 98 ont instauré une lecture « essentialiste » de Quichotte, abandonnant toute référence à son auteur et considérant, selon les mots d'Azorín, que « ce ne sont pas les auteurs qui écrivent les  œuvres classiques mais la postérité ». Les répercussions du Désastre de 1898 – c'est-à-dire la perte de Cuba et des Philippines, dernières colonies espagnoles – ont fait du Quichotte un code des valeurs de l'Espagne, ce qui ne manqua pas de provoquer la réaction des nationalistes catalans qui, à la même époque, préférèrent y voir l'archétype nationaliste castillan.

Alfred Morel-Fatio s'est longtemps tenu éloigné de ce type de débat, bien que sa correspondance avec Marcelino Menéndez Pelayo montre qu'il était davantage favorable à l'interprétation des nationalistes catalans. Cela étant, le critique français est parti du principe qu'il était plus intéressant d'étudier dans l'œuvre l'Espagne de Cervantès que de spéculer sur la prétendue essence hispanique du Quichotte. Pourtant, dix ans plus tard, en pleine première guerre mondiale, il abandonne ce sage parti pris et voit en don Quichotte un partisan de la Triple Alliance et dans Sancho Pança, un germanophile :

Don Quichotte, ou Cervantès, ce qui revient au même, serait favorable aux Alliés. En revanche, Sancho Pança pourrait bien être germanophile[6].

La première guerre mondiale a complètement obsédé Alfred Morel-Fatio qui a tenté en vain de rallier les Espagnols à la cause française, ce qui fit de lui un personnage contesté dans le monde de l'hispanisme. Son influence dès lors diminua et les hispanistes français et espagnols s'éloignèrent du courant intellectuel qu'il avait incarné pour privilégier désormais la culture populaire, opposant ainsi une Espagne morte vue à travers les livres à une Espagne plus vivante étudiée à travers des voyages dans la meseta castillane. Les disciples d'Alfred Morel-Fatio s'éloignent donc de Cervantès et commencent à s'intéresser à de nombreux autres aspects de la culture espagnole. Il faudra attendre 1925 pour que les études sur le Quichotte prennent un nouvel élan sous l'impulsion des travaux d'Américo Castro.

 

-         Américo Castro

Pour Américo Castro, Cervantès est une sorte de Montaigne espagnol, un sceptique qui, d’abord nourri des idéologies de son siècle, a mené à son terme une révision radicale du « programme du je » et dissimulé un message dans un art plein de sous-entendus et fonctionnant au second degré. Américo Castro voit en Cervantès un disciple d'Érasme, un libéral, condamné à vivre dans un monde réactionnaire.

Quarante ans plus tard, Américo Castro replace la pensée sinueuse de Cervantès dans le cadre de la lutte sociale de castes d'une Espagne déchirée par le lourd problème de la pureté de sang. Les deux lectures – l’ancienne et la nouvelle – ne se réfutent pas et Américo Castro parvient à la conclusion qu'il ne faut pas lire le Quichotte en fonction des données qu'il contient, mais plutôt au regard des clins d'œil de Cervantès ; en d'autres termes, l'originalité de l'œuvre réside dans ses nombreux non-dits.

Ces analyses d'Américo Castro rencontra de nombreux échos dans le monde des études littéraires et suscita un débat autour de la personnalité progressiste ou réactionnaire de Cervantès, débat qui eut un grand retentissement dans l'historiographie française du XXe siècle, de Marcel Bataillon à Augustín Redondo.

 

- Dans les années 1950

Dans les années 1950, les historiens commencèrent à s'intéresser au contexte entourant l’apparition du roman cervantin, à l’époque où commençait à émerger l'histoire sociale de la littérature, renouant ainsi avec les analyses d'Alfred Morel-Fatio. Une telle approche ne consiste pas cependant à travailler sur la façon dont l'auteur reflète le contexte historique dans lequel il écrit, mais à approfondir le contexte social dans lequel s'inscrit l'auteur. Cette distinction part du postulat, largement admis dans la seconde moitié du XXe siècle, que l'auteur est le produit d'un temps sociologique et les historiens considèrent que ce n'est pas don Quichotte qui est le véritable héros du Quichotte, mais son temps. C'est cela que démontre Pierre Vilar dans son célèbre article intitulé « Le temps du Quichotte[7] ». Dans un autre article de 1967, « Don Quichotte et l'Espagne de 1600. Les fondements historiques d'un irréalisme[8] », il écrit même que ce n'est pas don Quichotte qui est irréaliste mais que c’est l'Espagne du début du XVIIe siècle qui l'était. L’historien énumère ce qu'il considère comme les cinq fondements de l'irréalisme espagnol : la distorsion entre infrastructure et superstructure, la féodalisation de l'Espagne en plein surgissement du capitalisme européen, le problème des rentiers, l'inflation littéraire et le formalisme cérémonial totalement creux (huero)[9].

Jean Vilar, enfin, a voulu voir dans don Quichotte non pas un héros bouffon mais un arbitrista, l’un de ces réformateurs si caractéristiques de l'Espagne du XVIIe siècle, reprenant ainsi la comparaison qu'avait formulée son père Jean Vilar en 1956 lorsqu'il avait comparé Cervantès à Charlie Chaplin, tous deux personnages exclus d'une société qu'ils subissent malgré eux, permettant ainsi à l'auteur, dans le premier cas, et à l'inventeur, dans le second, de remettre en question la société de leur temps.

Ricardo García Cárcel indique écrit qu'au cours des dernières années, les historiens ont eu tendance à délaisser le Quichotte, car la recherche historique tend de plus en plus à s'éloigner de la littérature qu'elle ne considère plus comme une source fiable. L'œuvre de Cervantès a été rendue à la littérature et les philologues l'étudient, aujourd'hui, non plus pour elle-même, mais en cherchant à l’intégrer et à l’analyser en regard de l’ensemble de l’œuvre du romancier.


 
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[Fiche de lecture: Mathias Ledroit]



 [1]    Ricardo G. Cárcel ne donne pas les références de l'œuvre. Il semble s’agir de l’œuvre de Friedrich Bouterweck, Histoire de la poésie et de l’éloquence chez les peuples modernes, un texte rédigé entre 1801 et 1819 et qui eut un grand retentissement en France, notamment à travers la traduction qu’en fit Madame de Staël.

 [2]    Selon les propres termes de l'auteur.

 [3]    Selon les termes de l'auteur.

 [4]    Traduction libre d'une citation extraite de Alfred Morel-Fatio « El Quijote considerado como pintura y crítica de la sociedad española de los siglos XVI y XVII » dans Semana cervantina : resúmenes y artículos, Castellón, 1920, p. 124

 [5]    Selon les propres mots de l'auteur reproduits par Ricardo García Cárcel à partir de l'article référencé à la note 4.

 [6]    Traduction libre d'une citation se trouvant p. 115 de l'article.

 [7]    Pierre VILAR, « Le temps du Quichotte », Europe 3, 1956, p. 1- 16.

 [8]    Dans Beiträge zur Romanischen Philologie, 6, p. 207-216.

 [9]    Pour plus de précisions sur ce sujet, nous renvoyons aux fiches de lecture consacrées à ces deux articles de Pierre Vilar.