Pierre Vilar,

« Le temps du Quichotte », Europe, Janvier 1956, p. 1-16.


Pierre Vilar, et avant lui Américo Castro, est l'un des premiers historiens à s'être intéressé au contexte politique et social du Quichotte. Cette démarche historique repose sur le postulat, largement admis dans les années 1950 et aujourd'hui encore, qu'un auteur est le produit d'un temps sociologique. C'est à ce dernier qu'est consacré l'article « Le temps du Quichotte », publié dans la revue Europe en 1956, où l'historien replace l’œuvre dans son contexte.

 

Pierre Vilar expose un raisonnement en deux temps qui s'articule dès l'introduction autour de la notion très discutée de « décadence espagnole ». Si l'on peut actuellement remettre en cause ce concept, on s'accordera néanmoins sur un point : l'Espagne de Cervantès traverse une crise de grande ampleur, et c'est cela que Pierre Vilar essaie de montrer dans ces quelques pages. Le Quichotte est une œuvre pour le moins paradoxale qui, sous couvert des aventures farfelues de son protagoniste, procède à une critique en règle de son temps ; si le « roman » en question se veut avant tout une parodie de la littérature chevaleresque, il est aussi le portrait d'une Espagne confrontant « ses mythes » à ses réalités, selon les propres termes de l'auteur.

 

1.                 1598-1620 : une crise du pouvoir et des consciences espagnoles

 

Pierre Vilar se demande, dans un premier temps, si le Quichotte est une œuvre qui rend compte de la « décadence » de l'Espagne, et il apporte une réponse négative à cette question. Les premiers signes du déclin ne se manifestent en effet qu'à partir des premières années du règne de Philippe IV (1621) : la monnaie castillane ne s'effondre qu'en 1625, l'unité de l'Espagne n'est pas menacée avant 1640, date de la guerre de restauration portugaise et de révolte catalane qui lui est strictement contemporaine ; quant à la grande infanterie espagnole, le « tercio », elle reste invaincue jusqu'en 1643 à la bataille de Rocroi. Cela étant, le règne de Philippe II (1558-1598) avait été une longue alternance de tempêtes et d'accalmies : la victoire de San Quintín avait fait oublier la banqueroute de l'État ; Lépante, la rébellion des morisques et celle des « gueux » ; et l'argent continuait par ailleurs à arriver en abondance du Nouveau Monde. Mais à peine Philippe II s'était-il éteint que les Espagnols les plus clairvoyants ont mis en évidence les signes avant-coureurs de la crise qui guette la monarchie. C'est en effet au cours de l'année 1600, grosso modo, que l'Espagne se retrouve confrontée à de dures réalités : la forte montée des prix déclenche une période de famine à laquelle s'agrège la peste, ce qui provoque une sérieuse crise démographique dans les terres castillanes et aboutit à un cruel manque de main-d’œuvre qui, en toute logique, contribue à aggraver l'augmentation des prix.

 

Mais l'Espagne de 1600 semble avoir du mal à abandonner son train de vie. Aussi la monarchie décide-t-elle de dévaluer l'argent en ordonnant la mise en circulation du billon, monnaie d'argent de qualité moindre destinée aux transactions à l'intérieur du royaume[1] ; et décrète l'expulsion des morisques, considérés, par nombre d'Espagnols, comme de faux convertis vivant aux dépends des vieux chrétiens. Ces deux mesures font émerger de nouveaux problèmes, car l'introduction d'une monnaie dévaluée encourage l'inflation et la généralisation du banditisme en Catalogne. L'expulsion des morisques en 1609, quant à elle, prive l'Espagne d'une bonne partie de sa main-d’œuvre et plus particulièrement le royaume de Valence qui perd près d'un tiers de sa population.

 

À cela, il faut ajouter la crise de l'appareil d'État qui se manifeste, entre autres, par la méfiance de Madrid envers ses provinces institutionnellement autonomes, par l'enracinement du valimiento[2] et la bureaucratisation du gouvernement central qui ralentit considérablement la mise en application des réformes. Ces transformations sont reflétées dans les textes des arbitristas[3], ces écrivains politiques, réformateurs ou parfois simples faiseurs de projets qui posent le problème de la décadence du royaume, dénonçant les maux et proposant une série de remèdes.

 

Le drame de 1600 dépasse la simple sphère de l'Espagne et annonce en fait un siècle particulièrement difficile pour toute l'Europe. Dans le Quichotte, Cervantès fait un adieu ironique, à la fois cruel et tendre, à un monde, à un mode de vie et à toute une série de valeurs. Mais c'est paradoxalement au cours de ce même XVIIe siècle que culminent ces valeurs.

 

2.                 L'impérialisme espagnol, étape suprême du féodalisme

 

Dès le premier tiers du XVe siècle, le développement économique oblige l'Europe à entreprendre de profonds changements sociaux qui provoquent la dévalorisation des marchandises courantes et l'augmentation du prix des objets et métaux précieux. Aussi était-il indispensable que chaque royaume cherche de nouveaux trésors et de nouveaux territoires. L'Espagne des Rois Catholiques, grâce à la reprise de Grenade et à la découverte du Nouveau Monde, a pu se plier à cette double exigence et instaurer l'État moderne et mercantile. L'héritage de Charles Quint parachève l’œuvre de modernisation et fait de l'Espagne la métropole d'un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais.

 

À la vue de ce qui précède, une question s'impose : comment et pourquoi un empire aussi puissant sombre-t-il aussi facilement dans la crise ? Les arbitristas, dont il a été question plus haut, ont pointé un certain nombre de causes : l'aridité de l'Espagne, la déforestation, le déclin de l'agriculture, l'émigration, les expulsions, les vocations ecclésiastiques, les pícaros, le mépris du travail, etc. Dans une perspective strictement économique, Cantillon, dans son essai sur la Nature du commerce en général, montre que la découverte des mines du Nouveau Monde engendre le déclenchement d'un double mécanisme : d'une part, on assiste à une migration de la métropole vers lesdites mines et ceux qui restent se plaisent à mener une vie luxueuse, exigeant d'importer de très nombreux produits financés essentiellement par l'argent des mines qui ne fait que transiter dans les caisses de l'État. Pierre Vilar, tout d'accord qu'il est avec cette analyse, propose d'explorer les mécanismes sociaux en recourant à une analyse marxiste [sic].

 

 

La découverte du Nouveau Monde permet l'institution d'un marché mondial en autorisant l'accumulation primitive du capital. Mais socialement, la conquête des territoires s'est faite à la mode féodale : les terres sont occupées, les hommes réduits à la servitude, les richesses sont pillées non pas pour investir, mais pour instaurer une classe bourgeoise et les injections monétaires postérieures à 1550 n'y font rien : l'Espagne vit sur ses réserves sans produire. À cela, il faut encore ajouter que l'argent destiné au roi sert à payer les banquiers ayant financé la politique espagnole, notamment la politique militaire. L'Espagne n'épargne pas, ne produit pas et vit à crédit. Mais ce féodalisme agonise pourtant au début du XVIIe siècle, sans qu'il y ait quoi que ce soit pour le remplacer. En somme, l'Espagne est pauvre de ses richesses et la société espagnole du XVIIe siècle utilise toutes ses ressources et toutes ses forces pour entretenir l'illusion de la puissance qu'elle a été et pour refuser le nouvel ordre du monde, enchantée qu'elle est de vivre « hors de l'ordre naturel[4] » : don Quichotte incarne cet homme espagnol.

 

Dans la dernière partie de l'article, Pierre Vilar montre que pour des raisons conjoncturelles – et non pas religieuses –, l'Espagne a tourné le dos aux notions d'épargne et d'investissement. L'homme espagnol, écrit-il, se contente de manger, de se faire servir, d'inviter, de donner, de voler et de se faire voler, car ce sont là des signes extérieurs de richesse face à une masse toujours croissante de pícaros qui trouvent plus d'avantages à vivre aux dépends des riches que d'exercer un emploi mal rémunéré et par ailleurs déconsidéré. Et la littérature de cette époque s'est chargée de le mettre en évidence, tout en exagérant quelque peu. Ainsi, l'Espagne de 1600 entretient le mythe d'un pays riche peuplé de riches alors que, dans les faits, elle est condamnée et, tout comme don Quichotte, elle rêve à cause de l'illusion d'opulence que cultivent l'argent venu du Nouveau Monde et la grandeur de ses ancêtres. Lope de Deça, dans Govierno de Agricultura, écrit en 1618 que l'Espagne était réellement fleurissante « quand cette Monarchie avait pour limites ses mers et ses Pyrénées », en d'autres termes, quand elle n'avait rien à espérer. Les Espagnols du XVIIe siècle, tout comme don Quichotte, vivent dans un passé idéalisé. Pour Pierre Vilar, la fleurissante littérature de cette époque, celle du Siècle d'Or, est symptomatique de cet enchantement et on comprendra ici le lien que l'auteur tisse entre l'Espagne et le Quichotte. Dans l'Espagne de Philippe III, on compte la plupart des grands noms de la littérature classique : Góngora, Lope de Vega, Tirso de Molina, Mateo Alemán et, plus tard à l'époque de Philippe IV, Pedro Calderón de la Barca et Francisco Quevedo. Pierre Vilar établit un parallèle entre l'enchantement que provoquait la littérature et celui provoqué dans les années 1950 par les westerns américains qui remodelaient le mythe de la conquête de l'ouest. C'est donc à une époque où la littérature est conçue comme une évasion que surgit le Quichotte, œuvre qui met en image le contraste tragi-comique entre les superstructures mythiques et la réalité. Toutefois, le roman de Cervantès ne dépeint pas le monde, mais constitue davantage un traité érudit qui démonte les mécanismes de l'Espagne de 1600, tout comme Charlie Chaplin, dans les années 1930, mettait en lumière les contradictions de la société américaine.



[1]    Une petite précision sur la monnaie à l'époque moderne s'impose. Si le billon – vellón – sert aux transactions à l'intérieur du royaume, il existe deux autres monnaies, l'une d'or (el ducado, le ducat) et l'autre d'argent (le real) servant au commerce international.

 [2]    Le valido est le personnage dépositaire de l'autorité royale, un premier ministre dirions-nous aujourd'hui. La figure du valido, qui a toujours été fortement décriée, apparaît sous le règne de Philippe III (1598-1621). On pensera aux célèbres : le duc de Lerme, le comte d'Olivarès, Niithard et don Juan José d'Autriche.

 [3]    On lira très souvent, pour désigner ces réformateurs, le mot « arbitriste », terme francisé de l'espagnol. Signalons toutefois que ce mot, désignant un phénomène très espagnol, n'est recensé dans aucun dictionnaire contemporain. César Oudin, dans Tesoro de las dos lenguas españolas y francesas de 1607, donne la traduction de « donneur d'advis ».

 [4]    Traduction de Cellorigo


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[ Fiche de lecture: Mathias Ledroit]