Sylvia Roubaud-Bénichou,

Le roman de chevalerie en Espagne, entre Arthur et Don Quichotte, Paris, Champion, 2000



L’ouvrage de S. Roubaud-Bénichou, Le roman de chevalerie en Espagne, entre Arthur et Don Quichotte, reprend le texte de sa thèse de doctorat d’État, soutenue en 1997. Son propos est de présenter une vue d’ensemble d’un corpus extrêmement vaste, les romans de chevalerie publiés en Espagne jusqu’au xvie siècle. La séduction de cet essai réside dans la familiarité que l’auteur entretient avec les textes qu’elle évoque.

L’introduction aborde les problèmes posés par la réception du genre. Du début du xive à la fin du xvie siècle, les romans de chevalerie rencontrent un grand succès auprès de toutes les catégories de lecteurs, comme en témoignent le comptage des éditions et la diversité du public, qui ne se limite pas à une élite aristocratique. Cependant, après la publication du Don Quichotte, le genre s’éteint et sombre dans l’oubli. « Comment rendre compte de la destinée singulière qu’ont eue les livres de chevalerie, cette floraison abondante d’œuvres écloses dans la France médiévale, d’où le genre, lorsqu’il commence à s’étioler, passe et renaît en Espagne, s’y épanouit longuement au xvie siècle, puis s’en retourne, par les chemins de la traduction, de l’autre côté des Pyrénées, pour envahir ensuite toute l’Europe – et tomber progressivement, plus ou moins tôt, plus ou moins tard selon les pays et les publics, dans une irrémédiable obscurité ? » (p. 17).

Malgré ce destin étonnant, le roman de chevalerie espagnol a été largement négligé par la critique universitaire depuis le xixe siècle. La sévérité des jugements de Cervantès, dont S. Roubaud-Bénichou souligne l’ambiguïté et la désinvolture (p. 13), le nombre et l’étendue des romans ont dissuadé les chercheurs de s’y intéresser. Dans ce contexte, le projet de l’auteur est d’abord celui d’une lecture : lire le plus grand nombre possible de romans de chevalerie pour donner un aperçu complet du genre.

 

Les origines du roman de chevalerie espagnol (Chapitres I à V)

Les premiers chapitres présentent les deux sources majeures du roman de chevalerie espagnol : la matière antique (chapitres II à IV) et la matière bretonne (chapitre V).

La matière antique est d’abord exploitée par quatre romans français – l’Eneas (vers 1160), le Roman de Thèbes (vers 1150), le Roman de Troie (vers 1165) et le Roman d’Alexandre (vers 1150) – qui présentent un certain nombre de motifs communs : proximité du roman et de l’histoire, peinture ovidienne de l’amour, goût du merveilleux et de la description luxuriante, vastes dimensions. Lorsque cette matière se transporte en Espagne, vers le milieu du xiiie siècle, ces motifs influencent diversement la création romanesque (chapitre I). L’Eneas rencontre peu de succès et la légende d’Alexandre s’inspire d’une tradition autonome, faiblement influencée par les romans français (chapitre II). La légende de Thèbes est quasiment absente de la tradition espagnole, car non conforme à la logique d’idéalisation du monde héroïque qui caractérise les romans de chevalerie (chapitre III). On lui préfère la légende de Troie, dont on peut suivre la trace depuis le Libro de Alexandre, adapté d’une traduction latine d’Homère, jusqu’à la redécouverte au xve siècle des textes grecs originaux de l’Iliade et de l’Odyssée par les milieux cultivés, en passant par l’Historia Troyana Polimetrica ou la Cronica Troyana de Alfonso XI, qui s’inspirent des récits de Darès et de Dyctis (Chapitre IV). Les principales figures du mythe de Troie trouvent même leur place dans le Romancejo viejo.

Le monde arthurien s’inscrit, par le biais de généalogies fictives, dans la continuité du monde troyen (chapitre V). L’évocation de Brut et d’Arthur par Geoffroy de Monmouth dans son Historia Regum Britaniae (1135) inspire des romans français qui marient prouesses guerrières et relations amoureuses. La matière bretonne se différencie de la matière antique par une liberté qui lui est propre : les sources celtiques sont confuses, mouvantes, non organisées. Cette seconde source d’inspiration fait son entrée en Espagne avec la General Estoria d’Alphonse X. Descendant des Plantagenêts, lesquels faisaient remonter leur lignée au légendaire roi de Bretagne, il assure l’éloge de sa propre maison en glorifiant Arthur et ses chevaliers. Les grands cycles français du xiiie siècle sont alors successivement traduits en espagnol, puis incorporés dans des compilations historiques (p. 80-82).

Don Quichotte lui-même se place dans la continuité de Lancelot, Lanzarote en espagnol. Au chapitre 2 de la première partie du roman de Cervantès, l’ingénieux Hidalgo cite quelques vers d’un « romance de Lanzarote » bien connu, en substituant au nom du chevalier français celui qu’il s’est donné avant de partir en quête d’aventures : « Nunca fuera caballero / de damas tan bien servido, / como fuera don Quijote / cuando de su aldea vino. ». Le même « romance » est encore cité à deux reprises dans le Quichotte, la première fois par le héros (I, 13), la seconde par Sancho (II, 31)[1]. « Ce sont surtout les romanciers qui ont puisé à pleines mains dans la matière de Bretagne et y ont pénétré le plus avant ; elle n’a cessé de nourrir leur fantaisie créatrice et de servir d’appui à leurs œuvres qui, proches ou distantes d’elle dans le temps, reprennent en écho, aussi bien à l’époque de l’Amadis primitif qu’à celle du tardif Belianis, les thèmes, les types humains, les décors, les entrelacements narratifs qu’avaient mis en place les vieux artisans de la Fiction arthurienne. » (p. 84).

 

Présence de la poésie dans les romans sentimentaux et chevaleresques (Chapitre VI à VIII)

S. Roubaud-Bénichou entame son parcours des romans de chevalerie espagnols par la plus ancienne et la plus singulière des adaptations hispaniques du Roman de Troie, l’Historia Troyana Polimetrica (chapitre VI). La particularité de ce texte est d’insérer, au milieu de longs passages en prose, onze pièces poétiques dont la diversité strophique et métrique contraste avec la régularité du modèle français. L’Historia Troyana Polimetrica est donc le résultat d’une opération complexe qui allie traduction, adaptation en prose et renouvellement de la versification, et aboutit à l’apparition du prosimètre dans l’histoire littéraire de la Castille. Cette première apparition se produit dans une œuvre de fiction, c’est-à-dire précisément dans le type de production littéraire où son emploi allait se généraliser et devenir par la suite une des constantes du genre.

L’alliance de la prose et du vers, ou prosimetrum, présente aussi bien dans le Cavallero Zifar (1300) que l’Amadis de Gaula, apparaît en effet très tôt dans le roman péninsulaire (p. 87-88). Ces deux textes reproduisent l’essentiel des caractéristiques stylistiques élaborées dans l’Historia Troyana Polimetrica : la relative différenciation de la prose, réservée au récit des événements, et du vers, destiné aux effusions lyriques des personnages ; la mise en regard des deux éléments afin qu’ils s’éclairent et se rehaussent l’un l’autre ; le recours à des formes poétiques qui puissent en même temps satisfaire aux exigences de la narration et lui donner leur coloration propre (p. 90). Ce constat ne fait pas de la Polimetrica l’unique source des deux romans car l’influence française, du Tristan en prose au Perceforest, est importante. Toutefois, la Polimetrica se distingue par la variété des mètres et des strophes employés, qui exploitent la tradition poétique de la péninsule. « Or c’est justement sur cette voie, celle de la multiplication et de la diversification formelle des intermèdes rimés – poèmes d’amour, poèmes de deuil, vers de circonstance – qu’allait s’engager, le temps passant, le roman espagnol. » (p. 94).

Les romans sentimentaux s’approprient cet emploi d’un mélange de la prose et du vers et l’amplifient en variant les types de pièces insérées (chapitre VII). L’impulsion initiale est donnée en 1440 par un ouvrage de Juan Rodriguez del Padron, le Siervo libre de amor, et, en 1513, dans la dernière narration sentimentale à grand succès avant l’amorce du déclin du genre, la Cuestion de amor, l’intrigue sert uniquement de prétexte à l’insertion de diverses pièces en vers.

Au début du xvie siècle, l’insertion de poèmes de toute nature dans la prose romanesque est ainsi devenue un usage courant. Aussi, au déclin de la production sentimentale, les auteurs de romans de chevalerie prennent-ils la relève : sans être obligatoire, la présence du vers dans leurs œuvres se fait de plus en plus fréquente (chapitre VIII). Avant 1520, les pièces en vers y sont plutôt rares mais ce silence poétique prend fin en 1522 avec le Clarimundo de Joao de Barros, une ébauche de poème épique qui constitue une exception dans la littérature chevaleresque (p. 107). Après Barros, la plupart des romanciers s’en tiendront à des formes poétiques moins ambitieuses, déployant grandiloquence et effets épiques dans les récits en prose des exploits guerriers de leurs héros et réservant plutôt la poésie à la peinture du sentiment amoureux (p. 108-113). La poésie reste présente dans le roman de chevalerie jusqu’à ses manifestations les plus tardives.

« Fin du xiiie siècle, commencement du xviie : trois cents ans se sont écoulés entre le moment où naît en Espagne le roman de chevalerie et celui où il finit par s’éteindre, entre la Historia Troyana Polimetrica et le Policisne de Boecia. D’une œuvre à l’autre la distance temporelle est assez considérable pour qu’aucun rapprochement ne paraisse à première vue possible et aucune parenté ne puisse être établie. Un lien ténu mais palpable les rattache pourtant qui appelle la réflexion et autorise à considérer l’histoire du genre romanesque péninsulaire sous l’angle de la longue durée. Ce lien, cette donnée commune, c’est l’usage du vers, qui en France a donné sa forme au roman des origines, c’est-à-dire au roman « antique », puis a très tôt été abandonné au profit de la prose, tandis que l’Espagne (…) cherchait et réussissait à l’inscrire de façon durable dans sa Fiction. » (p. 114).

 

Fiction et Histoire (Chapitres IX à XVII)

Après avoir parcouru l’histoire du roman de chevalerie espagnol sous l’angle de ses relations avec la poésie, à partir de l’exemple de l’Historia Troyana Polimetrica, S. Roubaud-Bénichou s’attache à une autre caractéristique de cette littérature, le rapport entre Fiction et Histoire, à partir d’un récit lui aussi inspiré de la matière troyenne, le passage que lui consacre Alphonse X dans sa General Estoria (chapitre IX).

La General Estoria s’écarte de la version en vers du mythe de Troie par Benoît de Sainte Maure, rejetant le vers comme marque de l’affabulation romanesque. Le retour à un compte-rendu plus sévère des faits ôte à la légende la qualité romanesque qu’elle avait acquise : en ce sens, le contenu du récit troyen élaboré par Alphonse, privé des éléments qui rehaussaient celui du clerc français – peinture des états amoureux, descriptions de merveilles, morceaux de bravoure oratoire – est peu fait pour stimuler la fantaisie des romanciers. C’est pourquoi l’influence de la General Estoria sur le roman de chevalerie est surtout formelle (p. 124). Ce sont la discussion des sources et l’encadrement historique du récit qui attirent l’attention des romanciers. Alphonse X fait intervenir les deux chroniqueurs Darès et Dyctis, le premier grec, le second troyen, et imagine entre eux une confrontation aboutissant à la rédaction d’un récit commun, œuvre unique sur laquelle se fonderait la General Estoria. La narration historique se caractérise ainsi par deux traits : l’attribution du récit à deux figures jumelles qui, en se rejoignant, transmettent à la postérité un compte-rendu des faits unique, exact et complet, et l’examen des versions discordantes d’un même événement, qui tente de les harmoniser ou d’éliminer les moins vraisemblables. Les romanciers, dans leur désir de conférer à la Fiction la crédibilité accordée au discours de l’Histoire, transforment ces deux éléments en artifices narratifs. Se constituent alors deux motifs dont on peut suivre l’évolution dans l’histoire du roman de chevalerie espagnol : celui de la source unique, fruit du travail d’un couple de scribes, et celui des sources variables ou contradictoires.

Dans les chapitres X à XIII, S. Roubaud-Bénichou examine le premier de ces deux motifs, de sa première occurrence en 1440 dans la Cronica del Rey Don Rodrigo de Pedro de Corral (p. 140-144) à sa dernière apparition en 1576 dans Dechado y remate de grandes hazanas de Febo el Troyano, d’Esteban Corbera.

Elle commence par suivre l’évolution d’un élément ancien, employé pour authentifier l’invention romanesque : l’évocation d’une source unique dont le roman ne serait que la traduction. On le retrouve aussi bien dans le prologue du Cavallero Zifar que dans celui de Montalvo aux Amadises (Chapitre X). Des variantes peuvent être introduites dans le thème traditionnel, qui portent sur la découverte de la source – on peut comparer sur ce point les romans de Feliciano de Silva, Amadis de Grecia, de Pedro de Lujan, Silves de la Selva, d’Antonio de Torquemada, Olivante de Laura, et de Marcos Martinez, L’Espejo de principes –, sa nature ou son origine.[2] Fernandez de Oviedo se réclame ainsi pour son Claribalte d’une source tartare ; d’autres auteurs multiplient les relais et construisent une série de translateurs fictifs. Il est parfois difficile de distinguer la reprise du motif de sa subversion : dans le prologue du Palmerin de Inglaterra, Francisco de Moraes se joue du thème de l’évocation des sources[3]. Cervantès s’en souviendra au chapitre 9 du premier livre de Don Quichotte.

Contrairement au motif de l’évocation des sources, la fiction des écrivains solidaires ne se prête pas à de grandes variations (chapitre XI). Tout juste peut-elle être enrichie par la description du caractère respectif des deux scribes et la mise en place d’une répartition des rôles (p. 150). La Cronica del Rey Don Rodrigo de Pedro Corral marque l’entrée de ce motif dans la littérature chevaleresque et influence indéniablement les romans de chevalerie postérieurs (p. 150-152).

Le motif des scribes jumeaux est concurrencé par celui du magicien chroniqueur, dont le modèle est le Merlin des romans français (chapitre XII). Alquif est le premier enchanteur des romans espagnols à exercer, outre les talents magiques et prophétiques inhérents à son personnage, la fonction d’auteur. Nul besoin alors d’un couple d’auteurs puisque les facultés divinatoires d’Alquif lui permettent de tout connaître des évènements sans y assister personnellement. Le souvenir de la collaboration entre Merlin et Blaise dans les romans arthuriens permet même de lier les deux motifs (chapitre XIII). C’est le cas dans l’Espejo de principes y cavalleros de Diego Ortunez de Calahorra, autrement appelé le Cavallero del Febo, où chacun des héros jumeaux est pourvu d’un enchanteur affecté à la rédaction de son histoire[4]. L’exemple du Florando de Inglaterra (1545), qui mêle différents motifs utilisés jusque là pour donner à la fiction chevaleresque un air d’authenticité – couple d’historiens, don de double vue des enchanteurs écrivains, traduction –, sans toutefois en respecter les données originelles ni en préserver la cohérence, permet a contrario de dégager la logique de ces différents motifs (p. 161).

Les trois chapitres suivants, chapitres XIV à XVI, étudient l’évolution du second motif, celui des sources contradictoires. La confrontation des sources permet à la fiction de rejoindre un des modes d’écriture de l’Histoire et au romancier de valoriser son propre travail aux dépens de celui de ses devanciers (chapitre XIV). La première évocation du thème des versions plurielles se trouve dans le prologue du Tristan de Thomas (1170) : l’auteur, en critiquant des versions concurrentes du mythe et en se réclamant d’un mystérieux « Breri », vante discrètement la qualité de son travail, affirme l’authenticité de son récit et discrédite par la même occasion les variantes qui ne s’y conforment pas.

Le motif revêt les mêmes fonctions dans l’Amadis de Gaula de Montalvo (p. 176 et suivantes). Celui-ci se réfère à des versions antérieures du roman à trois moments-clés de son récit, le prologue, le dénouement et l’épisode qui voit le héros confronté aux avances de la reine Briolanja, passage qui se révèle le plus intéressant pour l’emploi et la discussion de sources contradictoires. Montalvo indique deux versions principales : dans l’une, la reine obtient ce qu’elle désire, soit qu’Amadis réponde à son amour, soit qu’Oriana autorise Amadis à céder pour sauver sa vie ; dans l’autre, la reine échoue et Amadis reste ferme. En optant régulièrement pour la seconde hypothèse, Montalvo, non seulement permet à Amadis de faire preuve de la fidélité absolue imposée par les normes de l’amour courtois, mais surtout garde la reine libre de tout lien sentimental et donc disponible pour l’heureux mariage qu’il met en scène au livre IV, élément essentiel à ses yeux quand on sait qu’en retouchant le vieil Amadis il en a modifié la matière afin de remodeler ce quatrième livre qui est en grande partie son œuvre. La mention de versions contradictoires, le choix de l’une d’entre elles et l’élimination des autres correspondent aux trois faces d’une seule et même nécessité narrative, celle qui pousse tout naturellement l’auteur de romans à se déclarer supérieur à ses devanciers et à les désavouer dès lors que leurs fictions gênent par trop le libre développement de la sienne. Le mécanisme est le même dans le cas du dénouement : Montalvo, voulant ajouter après le livre IV une suite de son crû, se retrouve dans l’obligation de substituer un dénouement nouveau au dénouement traditionnel, qui voyait la mort du héros, tué par son fils Esplandian. Cette initiative, qui soustrait l’Amadis à l’atmosphère tragique dans laquelle baignaient les narrations troyennes et arthuriennes, engage la littérature chevaleresque sur la voie optimiste des amours heureuses et des batailles triomphales qui, conforme à la philosophie confiante des hommes de la Renaissance, assure son succès pendant tout le xvie siècle. Ainsi, grâce à Montalvo, s’affirment, à la charnière du xve et du xvie siècle, les droits de la création romanesque et s’élabore, sans rompre avec la narration médiévale, un « nouveau roman », mieux adapté aux aspirations d’une époque nouvelle.

Les successeurs de Montalvo ne sont pas confrontés à l’existence d’une version antérieure, et donc contraignante, de la légende qu’ils souhaitent mettre en œuvre dans leurs romans (chapitre XV). Ils doivent, mais peu d’entre eux s’y essaient, inventer eux-mêmes les versions alternatives entre lesquelles ils pourront ensuite trancher. Pour cette raison, si, parmi les motifs de la littérature chevaleresque examinés précédemment, celui des scribes solidaires aux témoignages concordants s’est conservé semblable à lui-même, tandis que celui de l’ouvrage issu d’un document original et vénérable a évolué en s’enrichissant de nuances nouvelles, le thème des versions plurielles, à de rares exceptions près, a tendu au contraire à s’effacer pour laisser la place à un trait structurel nouveau, la polémique entre plusieurs romanciers qui s’accusent mutuellement d’inexactitude en brandissant chacun leur propre version des faits. C’est le cas de Paez de Ribera, qui, dans son Florisando (1510), corrige Montalvo au nom de la foi, de la morale et du refus du merveilleux (p. 193). Juan Diaz, dans le Lisuarte de Grecia (1526), adopte une attitude plus humble et se contente de corriger les incohérences des fictions antérieures afin de conférer à la sienne la stabilité d’un récit historique (p. 195). Il commet toutefois l’erreur de faire mourir Amadis à la fin de son roman, qui n’est jamais réédité. Feliciano de Silva enfin, auteur d’un autre Lisuarte de Grecia en 1514, d’un Amadis de Grecia en 1530 et, plus tard, de Florisel de Niquea, se démarque fortement de ses prédécesseurs, attitude qui s’explique par la volonté affichée de cet auteur de s’arroger le monopole de l’histoire de la lignée d’Amadis (p. 200). Dans une série romanesque comme celle des Amadises, formée d’une chaîne de narrations qui dépendent les unes des autres, il est toujours possible à chaque auteur de passer au crible l’œuvre de ses devanciers et d’y relever telle ou telle version des faits déclarée discutable.

Tout autre est la situation du romancier qui produit un ouvrage sans antécédents (chapitre XVI). Dans ces romans de chevalerie appelés « indépendants », le mécanisme des versions plurielles a donc rarement été mis en place. On rencontre plutôt le motif de la source unique, authentifiée par un chroniqueur au-dessus de tout soupçon, comme le moine ermite, auteur de la biographie du héros dans le Florambel de Lucea (Enciso de Zarate, 1532). On est ici à l’opposé de la narration romanesque qui, pour contrefaire la narration historique, admet une pluralité de témoignages et, avec eux, la possibilité d’une vérité en partie incertaine. Le récit écrit par l’ermite est un, solide et consistant, et c’est précisément à cette forte cohérence qu’il doit de ressembler à une chronique véritable, autre manière d’envisager l’imitation de l’Histoire par la Fiction. La mort de l’ermite coïncide alors avec la fin du livre. Le même motif est exploité dans la famille des Clarianes (p. 213). « La narration romanesque continue d’emprunter gravement les habits de l’Histoire, une Histoire sans fissures, d’une seule pièce, où n’ont pas cours les versions divergentes et les interprétations contradictoires d’un même événement. » (p. 216).

Une voix nouvelle apparaît avec le Belianis de Grecia, roman en quatre livres composé par Jeronimo Fernandez et publié en deux temps, en 1547 puis en 1579, à titre posthume (chapitre XVII). « On entrevoit enfin, derrière la figure du chroniqueur imaginaire, le sourire dubitatif et quelque peu ironique du véritable auteur. » (p. 217). L’ouvrage met en scène un premier auteur fictif, le grec Friston, qui permet à l’auteur réel de jouer adroitement dans sa préface de trois lieux communs : le recours à un texte original de haute antiquité, l’infériorité des langues modernes par rapport aux langues anciennes et, par suite, les inévitables insuffisances de l’œuvre présentée au public. Il faut ajouter à cela que Friston est un magicien, mais un magicien hostile au héros, protégé par les sortilèges de Belonia : cet enchanteur fait alors preuve dans sa lutte contre le personnage principal de graves défaillances qui ne peuvent que provoquer la défiance du lecteur. Dans la dernière partie de son ouvrage, Fernandez introduit en sourdine, à côté de Friston, un second chroniqueur, l’archevêque de Roselis, qui sert à signaler l’existence, au sein du récit, d’imperfections et de dissonances diverses : sa version n’est convoquée que pour être critiquée. Enfin, l’auteur lui-même intervient à plusieurs reprises, en s’exprimant à la première personne, pour évoquer sa lassitude et son découragement et marquer sa distance vis-à-vis d’un récit qu’il laisse finalement inachevé. Cette ironie révèle que Jeronimo Fernandez, et peut-être quelques uns de ses lecteurs, n’adhèrent plus aussi fermement ni aussi naïvement qu’autrefois à certains grands motifs de la littérature chevaleresque. Le Belianis acquiert ainsi l’estime de Cervantès : don Quichotte exprime le projet d’en écrire une suite.

 

Dans sa conclusion, S. Roubaud-Bénichou entreprend de dégager les éléments caractéristiques du genre et de son histoire, dont le premier est sa grande liberté. Lieu d’innovation et d’ouverture aux autres genres, le roman de chevalerie espagnol est le creuset où s’est forgé le roman moderne. À aucun moment ses contenus ou ses modalités d’écriture n’ont été codifiés de manière théorique. Ses auteurs, libres d’appliquer à leurs récits les règles de composition de leur choix, ont continué de promouvoir la Fiction en tant que formule littéraire indépendante, exempte de tout précepte normatif, inclassable et ouverte à la l’innovation, voire à la contestation et à l’ironie. Une constante cependant permet de définir le roman de chevalerie espagnol : sa réaction paradoxale face à la question de la vérité. L’auteur nourrit d’une part ses lecteurs de merveilleux, et tient d’autre part obstinément à accréditer la véracité historique de ses inventions. Cette remarquable union des contraires semble avoir périclité avec le roman de chevalerie lui-même quand s’est affirmée la rationalité moderne. Ce problème central du genre est bien souligné par les lignes directrices de l’ensemble de l’essai.

 

Une annexe expose l’état des recherches sur l’Amadis : quelles sont les origines du roman ? Quelles sont la date et la nationalité de l’Amadis originel ? Quel pouvait être son contenu ? Peut-on repérer des versions successives ? Il s’agit pour S. Roubaud-Bénichou de récapituler les données de ce débat, de faire un tri méthodique des informations sûres, des hypothèses plausibles et des conjectures invérifiables, de donner une idée des dernières théories en date et, pour finir, de montrer que, sans l’apparition d’indices ou de documents nouveaux, l’enquête ne peut désormais ni progresser ni ajouter à notre connaissance de ce cycle romanesque. L’exemple de l’Amadis aide d’ailleurs à mieux cerner les zones obscures qui entourent l’émergence du genre dans la péninsule. Il permet de voir la popularité croissante qu’acquiert, avec le temps, son premier représentant et d’apprécier, à travers la métamorphose que subit le vieux texte aux mains d’un remanieur du xve siècle, ce que la fin du Moyen Âge – ou, si l’on préfère, le début de la Renaissance – conserve et rejette des contenus médiévaux d’une œuvre chevaleresque.


 

 [1] Cf. L. A. Murillo, « Lanzarote and Don Quijote », Papers on Foreign Languages and Literatures, n°10, 1977, p. 55-68 ; et M. de Riquer, « La technique parodique du roman médiéval dans le Quichotte », in La Littérature narrative d’imagination, Paris, PUF, 1961, p. 56.

 [2] Cf. D. Eisenberg, Romances of chivalry in the spanish golden age, « The pseudo-historicity of the Romances of Chivalry », Newark, Juan de la Cuesta, 1982, disponible sur internet : http://www.cervantesvirtual.com/servlet/SirveObras/01159841877587238327702/p0000001.htm#I_11.

 [3] Cf. M.-C. Daniels, The function of Humor in the spanish romances of chivalry, Harvard, 1976

 [4] Cervantès se souvient d’ailleurs de l’un de ces enchanteurs, Lirgandeo, qui protège le Cavallejo del Febo, Don Quichotte I, 43 et II, 34.


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