Marthe Robert,

L’Ancien et le nouveau, Grasset, Paris, 1988.


Dans l’Ancien et le nouveau, M. Robert fait porter son étude sur deux romans, Don Quichotte de Cervantès et Le Château de Kafka, qui, de manière comparable, posent la question « urgente et insoluble » de la vérité des ouvrages de fiction, de la place des livres dans la réalité et des liens qu’ils entretiennent avec elle – en un mot, du statut de la littérature. Ces œuvres sont assez habiles pour ne pas faire de ce problème l’objet d’un débat mais le sujet d’un drame. Le critique met en avant plusieurs caractéristiques, communes au chef d’œuvre du Siècle d’Or espagnol et au roman magistral de l’auteur tchèque. Les deux textes relatent une quête qu’il faut mener à tout prix et dont le but, malgré son apparente absurdité, est précis ; les protagonistes restent irréductibles aux faits, ne tiennent compte d’aucune expérience et leur histoire, par conséquent, se présente comme une longue répétition d’événements similaires, une succession d’épisodes indépendants qu’on pourrait imaginer sans fin. Ces traits singuliers justifient une étude comparative des deux romans et des éléments de réponse que chacun apporte à la question, centrale selon M. Robert, de la place et de la valeur qu’il faut accorder à la littérature. La première partie de l’ouvrage s’intéresse au rôle que Kafka et Cervantès attribuent à l’imitation. La deuxième partie, intitulée « La nouvelle odyssée », est consacrée au Quichotte et aux rapports que cette œuvre entretient avec les épopées d’Homère, tandis que la troisième partie – « Le dernier messager » – se concentre sur Le Château de Kafka. Nous nous contenterons de rapporter ici les considérations sur le roman de Cervantès.

 

Si Don Quichotte pose la question du rôle et de la véracité de la littérature, c’est d’abord à travers une réflexion sur l’imitation. Cervantès affirme que le romancier « doit se servir seulement de l’imitation en ce qu’il écrira, que tant plus elle sera parfaite, d’autant meilleur sera ce qui s’écrira » (cité p. 20) et M. Robert observe que l’acte don quichottesque n’est pas du tout l’accomplissement d’une quelconque aspiration personnelle mais, au contraire, l’imitation d’un idéal fixé par une tradition, voire une convention littéraire, et dénué par conséquent de toute originalité. Le romancier et son héros se réclament de la même logique. Or, si l’imitation a été pendant longtemps le fondement d’une esthétique, d’une morale et de toute une conception de la littérature, son rôle, à l’époque où Cervantès écrit son chef d’oeuvre, n’est plus aussi incontestable. Au début du xviie siècle, l’énorme accumulation de livres et leur diffusion accélérée, grâce à l’invention de l’imprimerie, induisent un nouveau rapport à la littérature. L’auteur du Quichotte a conscience de la situation historique dans laquelle il se trouve et fait preuve, en cela, d’une grande modernité. 

Or, comme l’écrivain ne cesse de le rappeler, lorsqu’il imite les romans de chevalerie, c’est pour s’en moquer. Il affecte de partager les conceptions de ses contemporains sur le rôle de l’imitation en littérature afin de révéler les croyances inavouées et les affirmations autoritaires qu’elle traîne dans son sillage. Il la retourne contre elle-même et la force à reconnaître ce qu’elle dédaigne ou ignore : la dignité du présent et l’urgence de l’actualité.

M. Robert insiste toutefois sur le fait que l’intention satirique du Quichotte reste très ambiguë. Lorsque Cervantès se réfère à l’univers chevaleresque, il ne recourt ni au persiflage ni à la dérision mais, simultanément, à la piété et à l’ironie, au respect et à l’humour, à l’admiration et à la critique, à l’attendrissement et à la rigueur. Le Quichotte cherche à dénoncer l’idée qu’il n’est besoin que d’une déclaration de péremption pour détruire l’influence des choses anciennes et abolir leur action. Affirmer que la littérature n’a pas à se répéter, à se reproduire indéfiniment, ne suffit pas à la changer. L’imitation des textes anciens relève d’un mécanisme trop complexe et trop subtil pour qu’il puisse être évacué au moyen d’une simple satire.

Cervantès engage également une réflexion sur le rapport d’imitation qui existe entre la littérature et la réalité. Les romans reflètent-ils le monde ? Le premier principe que l’hidalgo proclame et défend avec colère face à l’incrédulité générale est, qu’en un sens profond, tous les livres sont vrais. Son indignation quand on se permet de le contredire sur ce point, pour être comique – « Donc, tous les livres qui sont imprimés avec le privilège des rois (…) seraient des mensonges ? » (cité p. 41) – n’en révèle pas moins une générosité et une sorte de sagesse, devant lesquelles l’entourage du héros est parfois tenté de s’incliner.

Certains passages suggèrent même que, pour don Quichotte, c’est la nature qui imite l’art, et M. Robert de citer ce commentaire du chevalier : « J’ai souvenance d’une mienne grand-mère, du côté de mon père, qui me disait quand elle voyait quelque bonne matrone à longues coiffes : “Vois-tu celle-là mon neveu ? Elle ressemble à la duègne Quintignone.” ». La croyance faussement naïve de don Quichotte en l’existence de la duègne Quintignone soulève des questions brûlantes. Est-ce la vie qui imite la littérature, ou l’inverse ? Et alors, « qu’est-ce que cette littérature dont la vie ne semble pouvoir se passer, un simple objet de jouissance, un parasite, ou au contraire une instance supérieure, indépendante, ayant pour mission d’éclairer les choses, de les révéler à elles-mêmes, de les élever ? » (p. 45).

La réflexion sur l’imitation pose aussi la question de l’accessibilité du monde extérieur, de la possibilité de l’appréhender et de se l’approprier au seul moyen d’un regard pénétrant. À la tranquille certitude du romancier réaliste ou naturaliste, Cervantès oppose un doute qu’il ne sait mieux exprimer qu’en y conformant sa manière d’écrire. Don Quichotte interroge donc le rapport qu’une œuvre entretient avec la tradition littéraire, la façon dont elle reflète la réalité, et l’influence de la littérature sur notre perception du monde. L’auteur aborde ainsi des questions centrales, qui alimenteront après lui de nombreux ouvrages, et M. Robert souligne que le génie du romancier tient dans l’ambiguïté de ses réponses : à la différence de Joyce dans Ulysse ou de Flaubert dans Bouvard et Pécuchet, l’écrivain espagnol refuse de trancher la question et de conclure.

 

M. Robert s’intéresse ensuite à une particularité du Quichotte. « Contrairement aux trois chefs-d’œuvre auxquels on se complait souvent à l’associer [Hamlet, Faust et La Divine Comédie], le Don Quichotte de Cervantès ne contient rien qui permette au premier coup d’œil de le classer parmi les œuvres impérissables ». Le sujet de l’œuvre est « une piètre histoire » où « la pauvreté le dispute à l’invraisemblance », « une fable insignifiante dont le contenu est si anecdotique, si étriqué et niais qu’il semble que pour accéder au véritable sens de l’œuvre, on ne puisse mieux faire que de l’écarter » (p. 55). Face à cette l’indigence, les critiques ont réagi de deux manières. Tantôt ils ont considéré que Cervantès n’avait pas conscience du chef d’œuvre qu’il produisait, que celui-ci lui échappait miraculeusement et dépassait sa nature première, malgré son auteur et peut-être même à son insu. Tantôt ils ont défendu l’idée que l’anecdote romanesque servait simplement d’appât au vulgaire et que le véritable sujet était ailleurs, caché, symbolique, voire tout à fait ésotérique.

Le récit du Quichotte a fait l’objet de plusieurs rédactions et Cervantès met en avant le nombre des intermédiaires et leur manque de crédibilité. Le pire malentendu serait donc de croire à ce qui se passe dans le roman. La nature fictive des éléments est habilement signifiée : le vrai sujet, selon M. Robert, est  la fable chevaleresque.

Or, si des générations entières s’étaient passionnées pour les romans de chevalerie, à l’époque de Cervantès, on ne s’y intéressait plus. Au moment de la publication du Quichotte, le genre était passé de mode depuis trente ans et on avait cessé d’éditer ce type d’ouvrages. Quel pouvait donc être le but d’une guerre menée avec tant de force et d’ingéniosité contre un produit dont le public lui-même ne voulait plus ? L’Espagne, à la charnière des xvie et xviie siècles, paraît d’ailleurs bien peu incline aux excès de passion chevaleresque : du côté du pouvoir, Philippe II, roi bureaucrate, maussade et tatillon, se montre plus confiant dans les vertus de la paperasserie que dans celles de l’héroïsme ; du coté des Lettres, le pícaro cynique, cet anti-héros, règne sur un monde désabusé. Dans ce contexte, souligne M. Robert,  la conduite de l’auteur est à peine moins aberrante que celle de son personnage !

En réalité, comme l’ont souligné de nombreux critiques, Cervantès exprime une certaine nostalgie envers des temps plus glorieux et redonne subrepticement vie à ce qu’il prétend détruire. Soldat héroïque, il devait ressentir vivement la petitesse bureaucratique de son temps, mais ses regrets ne suffisent pas à rendre compte d’une œuvre si ambiguë, où la chevalerie est souvent présentée comme une survivance ridicule.

M. Robert rapporte alors une hypothèse particulière. Elle observe que, dans le Quichotte, le roman de chevalerie se voit doté de quelques attributs propres à la littérature sacrée ou édifiante et se demande si une analogie n’est pas perfidement suggérée. En se moquant de ce genre littéraire, Cervantès ne dénoncerait-il pas en réalité un certain fanatisme religieux, que ses contemporains connaissent bien, instigateur de persécutions et de croisades ? Le choix de vie de don Quichotte évoque un engagement religieux et s’apparente à un sacerdoce. Il semble entrer en aventure comme d’autres entrent en religion : il pratique des exercices de piété, ses mortifications ; il est engagé dans une croisade sainte, restaurer l’Âge d’Or ; sa quête doit lui assurer la possession d’un objet mystique, Dulcinée. Les vertus de l’hidalgo sont celles d’un saint. Il est humble, obéissant, pur, fidèle, prêt à chaque instant au martyre, doux mais intraitable sur le chapitre de sa foi. Le texte se fait en outre l’écho des querelles théologiques de l’époque. Ainsi, le héros prend du vin pour du sang, ce qui est une manière de trancher la question de la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie, qui divise catholiques et protestants. Enfin, don Quichotte se réfère constamment au roman d’Amadis, qui a acquis à ses yeux le statut de Livre Sacré, l’importance d’une Bible. L’écrivain renvoie son lecteur à une réalité qui dépasse la littérature épique. À travers le roman de chevalerie, c’est peut-être une certaine folie religieuse qui est visée. La critique humaniste voit ainsi dans Cervantès un homme de la Renaissance, un pionnier du rationalisme moderne qui a engagé son esprit et son talent dans une lutte sourde contre l’obscurantisme de son temps.

Cette interprétation présente toutefois, selon M. Robert, le grave défaut de nier la lumière qui émane malgré tout du personnage de don Quichotte. Ce dernier n’incarne nullement l’obscurantisme ignare et Sancho n’est manifestement pas le modèle des esprits éclairés. Le fanatique ne saurait faire preuve, à l’égard de ce qu’il condamne, de la mansuétude, de la patience et de la bonté foncière qui caractérisent l’hidalgo. De plus, lorsque Cervantès introduit un « humaniste » dans son œuvre, c’est pour en donner une image négative. Le jeune homme qui se présente comme tel dans l’aventure de Montesinos incarne la suffisance, le contentement de soi, l’indigence d’un esprit pour qui penser revient à juxtaposer des informations mal triées, sur un sujet secondaire ou des objets infimes. La nouvelle philosophie ne sort pas flattée de cet épisode.

La figure de l’humaniste de Montesinos nous montre que la critique des idées, dont Cervantès est indéniablement le promoteur, n’est pas le fait d’une raison militante, sûre de sa supériorité et décidée à lutter pour assurer son règne, mais bien plutôt l’instrument d’une vérité qui, « plus belle que la beauté et plus totale que la raison, ne peut s’énoncer ». Chez Cervantès, la raison plaide poétiquement pour la cause même qu’elle accuse et il ne faut pas y voir un souci ordinaire d’objectivité ou de neutralité : si l’auteur ne se prive pas de porter quelques coups bien sentis à la théologie, la défense d’une raison lumineuse et triomphante n’est pas non plus son objectif premier.

 

M. Robert s’attache alors à démontrer que la singulière connivence qui existe dans le Quichotte entre la littérature profane et les hautes sphères religieuses est le fait d’un genre littéraire, l’épopée qui, parce qu’elle existe pour énoncer un ordre, accomplit une fonction sacrée. Écrite au prétérit idéal, temps du passé éternellement présent et éternellement recommencé, elle récite, c'est-à-dire rappelle, commémore et célèbre les évènements primordiaux. Or, le Quichotte, qui se réclame de la littérature héroïque, se place dans la mouvance de l’épopée.

Plusieurs éléments rapprochent ce roman des textes fondateurs du genre épique. Ainsi, à la manière d’Homère qui ne fait que transcrire fidèlement une œuvre déjà achevée, Cervantès affirme avoir seulement découvert le récit de Cid Hamete ben Engeli, qu’il charge des fonctions de la divine mémoire. Les auteurs de romans de chevalerie affectionnaient eux aussi de garder l’anonymat, se cachant derrière le masque mystérieux d’un écrivain mauresque, attitude qui n’est pas sans rappeler la genèse épique. Toutefois, le garant est ici un inconnu, un étranger sans foi ni loi et sans commune mesure avec la Muse ou la source originelle, l’élu des dieux, qui élève les moindres propos homériques au rang de vérité absolue.

La composition du Quichotte rappelle également celle de l’épopée. La structure du roman, le piétinement de l’action, le rythme des épisodes, les récits encastrés que l’auteur multiplie comme pour reculer l’instant du dénouement, l’absence totale d’évolution des personnages et de progression des événements, l’existence de doublets apparemment superflus, rapprochent le texte de Cervantès des poèmes homériques, en particulier l’Odyssée. La fin de l’œuvre, cependant, ne vient pas conclure un cycle d’actions efficaces, quoique longtemps différées. Ulysse piétine pendant dix ans qui pourraient être raccourcis ou rallongés à volonté et n’entraînent aucun changement notable de sa personne, mais il agit, il a un but vers lequel toutes ses forces tendent. Il est caractérisé par une immuabilité active sans comparaison avec  l’immobilisme qui frappe l’hidalgo. Le dénouement du Quichotte constitue un escamotage, un évanouissement, une réfutation de la vie du personnage principal.

Enfin, l’importance accordée au langage, est également un trait caractéristique du genre épique. Le baptême de sa monture revêt une telle importance aux yeux du chevalier qu’il y consacre quatre jours de réflexion. Le nom étant absolument identique à la chose, il se doit de trouver l’appellation parfaite et juste pour son cheval. Il s’agit autant d’un acte sacerdotal qui marque le passage du profane au sacré que d’un acte spécifiquement littéraire à la faveur duquel le monde imaginaire communique pendant un temps avec la réalité. Don Quichotte, à la fois prêtre et poète, se conforme ainsi aux lois de l’épopée, qui ne distingue pas davantage entre ces deux activités. Les héros homériques, comme Rossinante, n’ont pas de nom mais un surnom, qui résume leurs traits essentiels ou définit leur rôle, mais leur acte de baptême, évènement primordial, antérieur et extérieur au poème, ne figure pas dans le récit épique.

L’ingénieux hidalgo s’efforce, comme les héros d’Homère, de faire coïncider l’ordre terrestre réel avec l’ordre idéal institué par les dieux mais cet ordre dont le protagoniste décide d’être l’agent n’a plus aucune réalité dans la vie. Don Quichotte prend conscience d’une rupture, passée inaperçue autour de lui. La communication avec le prototype divin a été coupée, l’ordre ancien est tombé dans l’oubli et l’absence de norme est devenue normale.

Le Chevalier à la Triste Figure finit par se renier car l’épopée, à l’époque moderne, est devenue impossible sans imposture. M. Robert montre que lorsque le divin se retire dans des lointains indiscernables, laissant l’homme hésitant face aux décisions de sa vie quotidienne, le romanesque est amené à prendre la relève. Et, bien qu’il le fasse mal, en piètre succédané, personne ne peut l’empêcher d’assumer, même illusoirement, ce rôle délaissé. Don Quichotte soulève ainsi quelques questions audacieuses dont personne ne semblait s’aviser. Reste-t-il pour l’homme moderne un idéal qui ne soit pas façonné, en partie ou entièrement, par les livres ? Y a-t-il un seul but dans la vie qui ne doive rien à l’autorité de la parole, de quelque manière qu’elle soit transmise ? En réponse à ces questions, on ne peut douter que, pour Cervantès, le meilleur livre au monde ne soit celui qui se révèle éternellement en quête du vrai, et éternellement fallacieux.


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[ Fiche de lecture: Isabela Martial]