Martín de Riquer,

« Rocaguinarda, el Roque Guinart Cervantino », Cervantes en Barcelona, Barcelone, Acantilado, 2005, p. 63-90.


Sur le chemin qui les mène d'Aragon vers la capitale catalane, don Quichotte et Sancho trouvent refuge dans une forêt où l’écuyer est soudain surpris par les corps de plusieurs hommes qui semblent suspendus à des arbres, et dont les souliers lui ont frotté la tête. Aussitôt, son maître le rassure et lui dit a de ne pas s'inquiéter : il s'agit vraisemblablement de bandouliers[1] « que l'on a pendus [...], car c'est ici que la justice a accoutumé de les pendre, quand elle les peut attraper, par vingt et par trente [...] », ce qui fait dire au chevalier qu'ils se trouvent près de Barcelone[2]. Un lecteur ignorant le contexte historique de l’époque pourrait croire qu'il s'agit là d'une nouvelle affabulation du chevalier errant, mais les contemporains de Cervantès en seraient arrivés à la même conclusion que don Quichotte, tant le banditisme était une réalité concrète de la Catalogne du XVIIe siècle. Le chevalier commet cependant une erreur en pensant que ces hommes ont été pendus ; les bandouliers dorment en réalité juchés dans les arbres et au petit matin, ils encerclent les deux héros et se mettent à les dépouiller avant d'être interrompus par l'arrivée de leur capitaine, Roque Guinart qui se présente dans les termes suivants :

 

Bonhomme, ne soyez point si triste, vous n'êtes pas tombé au pouvoir de quelque cruel Osiris, mais en celui de Roque Guinart, homme qui tient plus de l'humeur pitoyable que de la rigoureuse[3].

 

En s'appuyant à la fois sur des documents d'époque et sur le texte de Cervantès, Martín de Riquer retrace l'histoire de Perot Rocaguinarda – le véritable bandoulier qui a inspiré le personnage de Roque Guinart – et offre une synthèse qui aidera le lecteur à comprendre ce qu'était le banditisme à l'époque moderne, s'éloignant ainsi de l'image idéalisée qu'en donne Cervantès.

 

  1. Qu'est-ce que le banditisme ?

Dans la lettre de recommandation qu'il donne à don Quichotte en vue de préparer son arrivée à Barcelone, Roque Guinart mentionne ses amis « Narrios » et ses ennemis « Cadells » qui sont les noms des deux factions qui déchiraient la Catalogne moderne. Les premiers avaient pour emblème un porcelet (nyerro en catalan) et les seconds, un chiot (cadell). Cette distinction correspond à d'anciennes rivalités qui s'étaient amplifiées au cours du XVIe siècle et qui finirent par diviser les Catalans en deux clans irréconciliables. On appartenait à une faction par affiliation familiale ou locale, mais sans idéologie précise et très souvent, l'appartenance à l'un ou l'autre groupe était un moyen de jouir de la protection d'un seigneur local puissant.

 

2. Perot Rocaguinarda : ce que nous savons de lui

 

Perot[4] Rocaguinarda, l'un des plus célèbres bandouliers de la Catalogne du XVIIe siècle, naît le 18 décembre 1582 à Oristà, près de Vic dans les Pyrénées, dans une famille de propriétaires terriens aisés. Dès son adolescence, il commet différents délis qui lui valent d'être poursuivi par la justice ordinaire, mais c'est manifestement au cours de l'année 1602 qu'il devient un véritable membre des Niarros. À cette époque, Francisco Robuster y Sala, chef de file des Cadells, est évêque de Vic et engage une persécution contre ses ennemis en leur interdisant, entre autres choses, l'entrée du temple, ce qui ne manque pas de renforcer les divisions déjà existantes au sein du chapitre et qui lui vaut un procès. Le 4 février 1602, l'évêque Francisco Robuster fait croire que les Niarros ont attaqué le palais épiscopal afin que ses hommes le vengent en attaquant la garde rapprochée de Carles de Vilademany – chef des Niarros de la contrée – dans laquelle se trouvait Perot Rocaguinarda. Ce dernier, après avoir soigné ses blessures et s'être réfugié dans les montagnes, retourne à Vic, s'empare du palais épiscopal, puis l'abandonne, ce qui, pour Martín de Riquer, est une preuve évidente de son désir de se venger de l'évêque.

 

Ce récit peut paraître anecdotique au regard des problèmes que pose le phénomène du banditisme qui parvient, dans les premières années du XVIIe siècle, à troubler grandement l'ordre public et à rendre difficiles les déplacements à travers les zones rurales de la Principauté. C'est dans ce contexte que le duc de Monteleón, vice-roi de Catalogne entre 1603 et 1610, autorise la création des « Unions de ciutats », sortes de milices urbaines dont le rôle consiste à poursuivre, arrêter et faire juger les bandouliers. Dès sa création, la milice de Vic se propose de venir à bout de la bande de Perot Rocaguinarda qui, grâce à sa grande mobilité, sa parfaite connaissance de la montagne et la protection que lui accordaient les seigneurs locaux, était devenue insaisissable. La multiplication de ses crimes lui vaut d'être déclaré le 21 mai 1607 « gitat de pau y treva », c'est-à-dire interdit de paix et de trêve, ce qui en fait un hors-la-loi.

 

Le 6 mai 1609, est fait prisonnier le second de la bande de Rocaguinarda, Joan Gili de Vilalleons, qui lui aussi avait été déclaré « gitat de pau y treva » ; ce dernier est rapidement condamné à mort, puis exécuté. La vengeance de Rocaguinarda ne se fait pas attendre et, pendant un temps, il n'a de cesse de brûler des maisons et des champs cultivés et d'assassiner plusieurs de ses ennemis. Au mois d'octobre, le vice-roi offre une récompense de 1000 livres catalanes à qui capturera le bandoulier vivant, mais en vain. À vrai dire, malgré les mesures prises contre lui et les réussites ponctuelles de la milice de Vic, Perot Rocaguinarda multiplie les offenses envers ses ennemis. En 1610, il s'approche de Barcelone, ce qui doit être perçu comme un exploit dans la mesure où le phénomène du banditisme est resté essentiellement rural à cause des difficultés que les bandouliers craignaient de rencontrer dans les villes. Peu à peu, ses actions s’apparentent de plus en plus à de simples provocations : à deux reprises, le 9 janvier et au début du mois de février 1610, depuis le château de Montcada, il appelle la population locale à se lancer à sa poursuite.

 

Convaincu de sa supériorité sur l'autorité royale, Perot Rocaguinarda écrit une lettre au vice-roi le 29 juin 1610 dans laquelle il propose de se rendre à condition de ne pas être jugé et de ne pas être condamné à mort. En échange, il propose de servir dans les tercios[5] en Italie ou en Flandres pendant dix ans. Dans cette lettre, il demande le même traitement pour quatre de ses hommes, mais sa demande est rejetée par la vice-régence qui poursuit ses actions pour l'arrêter. En novembre 1610, la bande de Perot Rocaguinarda est surprise par la milice urbaine de Vic et nombre de ses comparses sont arrêtés sans que lui-même puisse être localisé. Il reste introuvable jusqu'en 1611, date à laquelle il réapparaît dans le Vallès (contrée au nord-ouest de Barcelone), mais les agents de la monarchie ne parviennent pas à l'atteindre.

 

Le 30 juillet 1611, le nouveau vice-roi de Catalogne, don Pedro Manrique, adresse à Perot Rocaguinarda une lettre dans laquelle il fait savoir au bandoulier qu'il lui accorde le pardon pour ses délits à condition qu'il quitte l'Espagne sous vingt-deux jours et qu'il serve dans les tercios en Italie ou en Flandres pendant une période ininterrompue de dix années. Des témoignages de l'époque racontent que Perot Rocaguinarda aurait embarqué le 21 juillet 1611 à Mataró (au nord de Barcelone, sur la côte) et serait parti en direction de Naples où il aurait rapidement été promu au grade de capitaine. Il aurait servi dans les tercios napolitains pendant près de vingt ans, jusqu'à sa mort sur laquelle nous ne disposons d'aucune information.

 

 

 

3. Roque Guinart, le personnage romanesque

 

Dans les derniers paragraphes du chapitre qu’il a consacré à Roque Guinart, Martín de Riquer montre que le personnage créé par Cervantès a de nombreux points communs avec le personnage historique de Perot Rocaguinarda. L’académicien espagnol explique, texte à l’appui, que sa bande se composait de plus de quarante hommes auxquels il faut ajouter les patrouilles réparties dans d'autres contrées. En entrant le 30 janvier 1610 à Taradell, Perot Rocaguinarda est accompagné de quarante-deux hommes et le lendemain, à Folgueroles, il divise ses hommes en deux groupes, l'un de cinquante-deux personnes, l'autre de quarante-deux.

 

De surcroît, le pistolet à pierre (pedrenyal en catalan) est le premier objet caractérisant Roque Guinart qui apparaisse dans le chapitre LX de la Seconde Partie de l'œuvre. Or, on sait que ces courtes armes ornées de pierres étaient très prisées des bandouliers qui pouvaient aisément les dissimuler sous leur cape, et l'on dispose de plusieurs rapports qui indiquent que Perot Rocaguinarda combattait toujours avec ce type d'arme.

 

Cervantès observe, par ailleurs, que parmi les bandouliers, on trouvait de nombreux Gascons qui prenaient la parole dans leur « langue gasconne et catalane »[6], ce qui, là encore, correspond à un fait historique démontré par l’historien Joan Reglà, dans Felip II i Catalunya[7], qui écrit que de nombreux partisans de Perot Rocaguinarda étaient Gascons et même huguenots.

 

De ces quelques observations, Martín de Riquer déduit que Cervantès n'a pu obtenir des informations aussi précises de seconde main ni même depuis sa résidence madrilène. Il est donc convaincu que le romancier a résidé à Barcelone à l'époque où Perot Rocaguinarda était devenu célèbre. Toutefois, quelques éléments, notamment ceux relatifs à la description physique du personnage, laissent penser que Cervantès n'a pas dû rencontrer le véritable bandoulier. Roque Guinart a trente-quatre ans dans le Quichotte, alors que Perot Rocaguinarda n’atteignit cet âge qu'en 1615. De même, Roque Guinart est « robuste, de taille plus que moyenne, le regard grave, la couleur brune [... ][8] » dans le texte de Cervantès, alors que des témoignages de l'époque le décrivent comme un homme grand, dégingandé, très mince, portant une moustache bien taillée et une légère barbe rousse sous laquelle se trouvait une cicatrice.

 

Martín de Riquer conclut enfin son étude sur ce qu'il considère comme une incohérence dans la chronologie et explique que l'épisode catalan du Quichotte se déroule après le 20 juillet 1614, date de la lettre que Sancho adresse à Teresa. Or, Perot Rocaguinarda avait quitté la Catalogne depuis trois ans pour purger sa peine à Naples.





 [1]     Ce terme est utilisé par Rosset pour rendre l’espagnol bandoleros.

 [2]    Cervantès, Don Quichotte II, Paris, Gallimard, Folio Classique n°1901, 2006, traduction de François de Rosset, revue par Jean Cassou, p. 497, édition princeps aux éditions Gallimard, 1949.

 [3]    Ibidem., p. 498.

 [4]    Malgré sa forme d'augmentatif en -OT, Perot est le diminutif de Pere (Pierre). Ce prénom était fréquemment utilisé dans les familles aisées catalanes depuis l'époque médiévale pour distinguer deux fils portant le même prénom.

 [5]    Troupe d'intervention à l'étranger qui ne s'est jamais battue sur le sol national, sauf au moment du soulèvement des Morisques de Grenade. Ce corps militaire est la clef de voûte de l'armée d'Espagne qui demeure invaincu jusqu'à la bataille de Rocroi en 1643. Voir pour plus de détails Raphaël CARRASCO, Claudette DÉROZIER et Annie MOLINIÉ-BERTRAND, Histoire et civilisation de l'Espagne classique 1492-1808, Paris, Nathan Université, 1991.

 [6]    Ibidem., p. 507.

 [7] Joan Reglà, Felip II i Catalunya, [référence à compléter].

 [8]    Ibidem., p. 498.


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[ Fiche de lecture: Mathias Ledroit ]