E. C. RILEY,  

Teoría de la novela en Cervantes, 1962, 345 pages



Cervantès, plus que n’importe quel autre écrivain antérieur au XVIIIe siècle, a contribué à créer le roman moderne européen. Il a laissé de nombreux commentaires sur sa conception de la littérature et en particulier du roman, mais ceux-ci n’ont jamais pris la forme d’un traité. L’ouvrage que nous résumons ici propose une synthèse de ces idées, qui sont dispersées dans l’ensemble de l’œuvre du romancier, en particulier dans le Quichotte.

 

I. INTRODUCTION (chapitres 1 et 2)  

1. Les sources d’inspiration

 

             Au XVIe et au XVIIe siècles, le roman – entendu au sens large de fiction en prose – était considéré comme un genre mineur, et il n’y avait pas à cette époque de théories du roman au sens strict. Lorsque les romanciers se sont exprimés sur ce genre nouveau, ils l’ont donc fait à partir de notions et de principes puisés dans des traités de poétique préexistants. La plupart du temps, ces notions ne permettaient pas par conséquent de rendre compte de ses caractéristiques spécifiques et n’étaitent pas toujours adaptées.

            A l’époque où Cervantès écrit le Quichotte, la principale source de réflexion sur la fiction en prose, mais aussi sur la poésie et le théâtre, est la Poétique d’Aristote. Bien qu’il ait fallu attendre 1626 pour que la Poétique – traduite depuis 1548 en Italie – paraisse en castillan, le contenu de ce traité était connu depuis longtemps des érudits espagnols. Avant 1626, le premier à avoir diffusé de façon importante les idées aristotéliciennes en Espagne est López Pinciano, dans un dialogue intitulé Filosofía antigua poética, paru à Madrid en 1596.

            Ce traité de López Pinciano est considéré comme la principale source à partir de laquelle Cervantès a élaboré ses idées sur le roman bien que, dans une moindre mesure, il ait sans doute aussi utilisé d’autres sources – en particulier les traités italiens de Giraldi Cinthio (Discorso intorno al comporre dei romanzi, Venise, 1554) et les écrits du Tasse sur la poésie héroïque (Discorsi dell’arte poetica e in particolare il  poema eroico y Discorsi del poema eroico).

 

2. Un nouveau champ d’application

 

            Au début du XVIIe siècle, en Espagne et dans toute l’Europe, la plupart des idées esthétiques exposées dans ces traités inspirés de la Poétique d’Aristote étaient surtout appliquées à la poésie, genre noble par excellence. Elles commençaient néanmoins à s’étendre au domaine de la prose de fiction, un genre mal défini, désigné le plus souvent par le terme historia (histoire). Or ce nouveau champ d’application fait que certaines de ces idées prennent alors un sens nouveau.

            En effet, à partir du moment où la liberté créatrice accordée au poète épique est aussi concédée au romancier, elle n’a plus tout à fait le même sens que chez son prédécesseur, ne serait-ce que parce que le romancier n’a pas à s’embarrasser de contraintes métriques. Par ailleurs, l’imitation des modèles (imitatio) prend aussi un sens nouveau dès lors qu’elle est appliquée à la fiction en prose : la rareté des modèles donne en effet une liberté beaucoup plus grande au romancier qu’au poète, qui disposait au contraire d’un nombre incalculable de modèles dignes d’être imités. La théorie du roman, qui s’inspire de la théorie poétique qui lui préexistait, commence de ce fait à présenter des caractéristiques qui lui sont propres et à exister de façon autonome.

            Cervantès en offre un très bon exemple. Ce phénomène se vérifie d’autant mieux chez lui que l’on peut observer dans ses écrits un écart important entre les théories inspirées d’Aristote évoquées par les personnages, et sa pratique d’écriture, qui a souvent tendance à s’en affranchir ou à appliquer ces préceptes en les adaptant à sa propre sensibilité. En matière de théorie littéraire, l’auteur du Quichotte, en effet, n’est pas un théoricien soucieux d’appliquer les règles au pied de la lettre, bien qu’il ne soit pas pour autant un théoricien très original. Ce dernier considère que l’art est soumis à des lois universelles mais il sait aussi que ces règles sont parfois soumises à des conditions accidentelles et que l’histoire est susceptible de les faire évoluer.

           

3. Cervantès créateur et critique

 

            Tout au long de son œuvre, Cervantès apparaît tour à tour comme un créateur et comme un critique. Chez lui, ces deux activités sont indissociables, comme le montre le prologue du Quichotte. Dans celui-ci, le romancier n’expose pas à proprement parler une théorie du roman mais il se représente en train de réfléchir à des questions de critique littéraire. Comme il le fait très souvent, le romancier espagnol pose des questions qu’il ne tranche pas de manière définitive, soit parce qu’il veut amener le lecteur à réfléchir par lui-même, soit parce qu’il met simplement en scène ses propres interrogations de créateur.

            Cette double identité de créateur et de critique apparaît aussi dans le corps du texte, dans lequel Cervantès met en scène des personnages qui se comportent comme des critiques littéraires. Dans de nombreux passages, il fait prononcer à ses personnages des remarques ou des reproches qui peuvent s’appliquer à son propre roman. Cela lui permet de couper l’herbe sous le pied de ses éventuels détracteurs en anticipant leurs critiques et de faire remarquer qu’il enfreint sciemment certaines règles de poétique. Dans d’autres passages, par exemple lorsqu’il insère des récits intercalés, il s’arrange pour qu’un ou plusieurs de ses personnages vantent les mérites de l’histoire racontée. Dans le Quichotte, il s’abrite en outre très souvent derrière Cid Hamet Benengeli, à qui il attribue la responsabilité de certaines incohérences ou de certains choix discutables. Bien que le lecteur ne soit pas dupe de ces stratagèmes, qui permettent à l’écrivain de masquer des hésitations ou des transgressions, Cervantès, qui en use avec parcimonie, parvient ainsi à désamorcer certaines critiques et à gagner la sympathie de ses lecteurs.

La dimension métaréflexive qui caractérise son roman s’inspire à la fois des conteurs italiens et du roman pastoral. Les conteurs italiens – Boccace en particulier –  avaient l’habitude d’insérer leurs récits dans un cadre plus large : des personnages formaient par exemple un auditoire et se lisaient à voix haute des histoires les uns aux autres. Cette mise en scène de l’énonciation introduisait une conscience critique entre l’histoire racontée et les lecteurs, souvent incarnée par un public bigarré qui faisait part de ses impressions et de ses remarques.

Ce modèle apparaît aussi dans le roman pastoral, qui insérait des récits secondaires dans l’histoire principale, ou qui donnait la parole à l’un des personnages afin qu’il narre ou qu’il chante ses peines amoureuses. Dans ce type de fiction, un auditoire généralement constitué de nymphes et de bergers était aussi chargé d’applaudir, de compatir et éventuellement de critiquer l’histoire racontée – notamment en ce qui concernait le respect des codes du genre. Le roman pastoral a donc contribué lui aussi au développement d’une dimension autoréflexive dans la prose de fiction.

 

4. La littérature et la vie

 

            Comme dans ces deux genres littéraires, l’interaction entre la littérature et la vie est de première importance dans le Quichotte. Mais, à la différence des amis réunis dans le Décaméron et des courtisans déguisés en bergers du roman pastoral, le roman de Cervantès met un scène un héros qui ne sait pas faire la distinction entre la vie et la fiction littéraire : « tout ce qu’il pensait, voyait ou s’imaginait, lui semblait être fait et se passer de la même façon que ce qu’il avait lu » (DQ I, 2, p. 75)[1]. Par ailleurs, dans la Seconde Partie du roman, don Quichotte et Sancho rencontrent des personnages qui ont déjà lu leur histoire, ce qui brouille un peu plus la frontière entre la littérature et la vie. Dans ce contexte, il devient très difficile pour le lecteur de distinguer clairement ce qui relève de l’imagination de ce qui est réel. La question de la distinction entre l’histoire (les faits réels) et la poésie (la fiction), qui est soulevée au chapitre 3 de la Seconde Partie, est pour cette raison une question centrale du livre, dont découlent – directement ou indirectement – plusieurs autres questions.

Premièrement, quel doit être l’équilibre, dans ce nouveau genre qu’est le roman, entre les deux fonctions attribuées traditionnellement à la littérature, « plaire » et « instruire » (chapitre 3) ? Deuxièmement, dans quelle mesure le roman doit-il s’affranchir des codes qui régissent la fiction en prose – notamment l’épopée – depuis Aristote (chapitre 4)? Troisièmement, comment concilier les deux exigences apparemment contradictoire de merveilleux (l’une des principales attentes du lecteur de l’époque, habitué aux récits fabuleux que proposaient les romans de chevalerie) et de vraisemblance (chapitres 5)? Enfin, qu’est-ce qui distingue précisément la vraisemblance poétique de la vérité historique ? En d’autres termes, quel est le statut de la vérité artistique dans le Quichotte et, plus largement, dans l’œuvre de Cervantès (chapitre 6) ?

 

 

II. AUTEUR ET LECTEUR (chapitre 3)

1. Fonctions du roman : plaire et instruire

 

            L’impact de la lecture sur les lecteurs est considéré comme une question de première importance par les auteurs espagnols du début du XVIIe siècle. Les deux fonctions traditionnelles reconnues à la poésie, mais qui s’appliquaient aussi à la fiction en prose et au théâtre, étaient en effet « plaire » et « instruire ». Ces deux principes étaient admis par l’ensemble des théoriciens et le seul véritable point de désaccord concernait l’équilibre entre ces deux principes, certains mettant plus l’accent sur le premier que sur le second, et inversement.

À l’époque de Cervantès, un nombre grandissant d’auteurs donnait la préférence au plaire (deleitar) par rapport à l’autre fonction (apovechar) et ce malgré l’intention déclarée dans leurs préfaces d’instruire et d’éduquer conjointement le lecteur. Cette tendance reflète un changement d’attitude par rapport à ce dernier, dont il s’agit de plus en plus de flatter les désirs et de combler les attentes. Dans le Quichotte, ce nouveau statut est illustré par le fait que Cervantès mette en scène un certain nombre de lecteurs, du plus naïf (l’aubergiste, Maritorne…) au plus érudit (le chanoine de Tolède, le curé et le barbier…). Mais, en même temps, le romancier reste néanmoins très attaché aux deux fonctions de la littérature (plaire et instruire) et s’en prend paradoxalement aux mauvais romans de chevalerie qui nuisent à leurs lecteurs en leur proposant un pur divertissement et leur enseignant de surcroît de fausses vérités.

 

2. Fonctions du roman : l’étonnement (admiración)

 

            À ces deux fonctions traditionnelles de la littérature (plaire et instruire), certains théoriciens ajoutaient une troisième fonction : émouvoir. L’une des principales attentes des lecteurs était en effet d’être surpris et émus. Cette surprise pouvait provenir d’un élément exceptionnel ou tout à fait inattendu raconté dans le roman, qui avait pour effet de susciter l’étonnement. Or, l’un des principaux problèmes littéraires auxquels Cervantès a été confronté consistait à concilier ce fait admirable ou merveilleux, tant attendu par le public, avec l’exigence contraire : la vraisemblance.

Par contre, le fait de susciter l’admiration du lecteur n’était pas considéré comme contradictoire avec l’éducation de celui-ci. En effet, le but recherché en suscitant l’admiration et l’étonnement n’était pas uniquement le plaisir esthétique. Il s’agissait souvent d’attirer l’attention du lecteur afin de mieux lui inculquer une leçon de morale ou de lui communiquer une vérité universelle. A l’instar des autres fonctions attribuées à la littérature, l’étonnement était donc une fonction ambivalente.

 

 

3. L’exemplarité

 

            La pensée de Cervantès est loin d’être uniforme. Son œuvre est en effet parsemée de contradictions. Dans les Nouvelles exemplaires, on peut observer très souvent un écart entre le propos moral affiché et la moralité effective qui se dégage de ces récits, qui ne se contentent jamais d’illustrer une règle de morale reconnue comme orthodoxe. Dans le Quichotte, la nouvelle du Curieux impertinent illustre bien cette ambiguïté. Le thème de l’adultère et de ses funestes conséquences, un thème de prédilection des nouvelles italiennes, est traité sans que la nouvelle s’achève par la traditionnelle et cruelle vengeance du mari trompé. Cervantès préfère mettre l’accent sur les aspects psychologiques de l’événement étrange : la curiosité incompréhensible d’Anselmo.

            Si la moralité qui ressort de certaines de ses nouvelles est ambiguë, Cervantès n’est pas pour autant en rupture avec son temps. L’écart entre la moralité et l’histoire qui prétendait l’illustrer existait chez de nombreux auteurs. En réalité, la question de l’exemplarité l’intéresse, mais elle est loin d’être aussi importante à ses yeux que celle du rapport entre vérité et fiction, qui relève à la fois de la bienséance et de la vraisemblance.

 

 

III. LA FORME DE L’OEUVRE (chapitre 4)

1. Style et bienséance (decoro)

 

Cervantès ne s’est jamais exprimé clairement sur la division classique des genres en style élevé, moyen et bas, selon laquelle le style et le thème traité étaient indissociablement liés. Si du point de vue théorique, la théorie des trois style était communément admise à son époque, dans la pratique les écrivains s’éloignaient fréquemment de ces préceptes sous des prétextes très divers, comme cela avait été le cas tout au long du Moyen-Âge. L’avènement du Christianisme, qui présentait les humbles et les pauvres comme les plus dignes d’entrer au royaume des cieux, avait en effet progressivement contribué à remettre en cause ces principes hérités de l’antiquité. Les nouvelles italiennes, par exemple, mettaient souvent en scène des personnages de statut noble dans des situations peu reluisantes.

Dans l’Espagne du début du XVIIe siècle, il était donc unanimement admis – au moins sur la plan théorique – que les personnages devaient s’exprimer conformément à leur statut social, sauf, évidemment, si la transgression de ce code était délibérée et qu’elle s’inscrivait dans un cadre précis, comme la parodie ou le burlesque. Pour écrire une œuvre de fiction en prose, Cervantès aurait donc logiquement dû adopter le style moyen. Mais le Quichotte, dans le prolongement de l’épopée, qui pouvait embrasser tous les styles, se caractérise par la cœxistence de genres opposés.

Ce mélange, qui n’allait pas de soi, n’était pas sans poser quelques problèmes de bienséance, une notion qui était considérée à l’époque comme une modalité de la vraisemblance. Au chapitre 5 de la Seconde Partie du Quichotte, dans lequel Sancho s’entretient avec sa femme, le pseudo-traducteur de l’histoire ne manque pas de souligner qu’il tient cet épisode pour apocryphe « parce que Sancho Pança y parle d’un style contraire à celui que l’on pouvait attendre de sa courte intelligence, et dit des choses si subtiles qu’il regarde comme impossible qu’un tel homme en eût connaissance » (DQ II, 5, p. 49). Le romancier s’en sort ici par une pirouette, qui consiste à souligner le désaccord du traducteur avec l’historien arabe sur ce point précis de l’histoire.

Cervantès connaît donc parfaitement la règle des trois styles et il prend en compte la bienséance, mais il ne peut se contenter, dans la pratique, de distinctions arbitraires, ce qui l’amène transgresser ou, du moins, à assouplir ces règles. L’une des formes que prend cette transgression est la multiplication des points de vue. Souvent, un même événement est vu par différents personnages, qui l’interprètent de façon complémentaire voire contradictoire. Cette attitude ironique n’a rien à voir avec le réalisme. Il ne s’agit pas encore de créer des « effets de réel ». La modernité de Cervantès réside plutôt dans une attitude critique vis-à-vis de l’esthétique propre au roman épico-chevaleresque. Le romancier espagnol semble exprimer ainsi une forme d’aspiration à la réalité, qui pend la forme de la satire de l’idéalisme chevaleresque.

            Mais le problème essentiel que se pose l’écrivain est de doter le roman de tous les beaux ornements de la poésie sans sacrifier pour autant la vraisemblance. Cervantès semble avoir toujours été partagé entre, d’un côté, l’opulence du poète, et de l’autre la sobriété de l’historien ; l’un ayant pour objectif de peindre les choses telles qu’elles doivent être (en les idéalisant ou au contraire en exagérant leur laideur), et l’autre devant peindre les choses telles qu’elles sont ou telles qu’elles ont été.

 

2. Ornement et hyperbole

 

            Ce problème se posait de façon particulièrement aiguë en ce qui concerne l’élaboration des personnages. Comment faire en effet pour faire ressortir les qualités exceptionnelles du héros sans donner au lecteur l’impression d’exagérer et donc, d’une certaine façon, de mentir? Cervantès est tiraillé entre le désir de ne pas s’éloigner de la vérité la plus exacte possible, tel un historien, et celle d’élever la prose de fiction au niveau de la poésie, en la dotant de toutes les qualités de cette dernière. Hors, à cette époque, il était communément admis que l’historien et le poète parlaient des langages différents, d’où la difficulté de l’entreprise cervantine, qui ne pouvait se satisfaire du langage rhétorique alors en vigueur.

            D’un côté, le langage rhétorique ne pouvait totalement convenir à Cervantès pour mener à bien son projet, car il n’avait pas pour objectif d’éclairer la vérité mais simplement de présenter les faits de manière à persuader et à émouvoir, quitte à les altérer et à fausser la vérité pour y parvenir. Mais, de l’autre, ce langage était le seul que Cervantès avait à sa disposition. Ce paradoxe permet d’éclairer un certain nombre de contradictions présentes dans le Quichotte et dans le Persilès.

            Dans ces deux œuvres, en effet, les portraits élogieux – voire hyperboliques – de divers personnages des récits intercalés sont immédiatement suivis de critiques venant de la part des auditeurs de ces histoires, comme s’il s’agissait de rééquilibrer les choses. Dans d’autres cas, le narrateur ne manque pas de rappeler que ces éloges sont dus à un fou, ce qui tend à les nuancer ou même à les rendre suspects aux yeux du lecteur. Cela s’applique en particulier au portrait – très contrasté – de Dulcinée, dans le mesure où Cervantès juxtapose à plusieurs reprises les deux visions antithétiques de don Quichotte et de Sancho (DQ I, 31) : pour l’un elle est une princesse d’une beauté incomparable, pour l’autre une paysanne laide et malodorante. Un autre recours souvent utilisé est l’ironie, plus présente dans le Quichotte que les autres œuvres de Cervantès.

À titre d’exemple, au chapitre 17 de la Seconde partie, Cid Hamet Benengeli annonce que l’aventure des lions est totalement exceptionnelle, si exceptionnelle semble-t-il qu’il n’y a pas de qualificatif adapté pour en rendre compte avec justesse : « Où se montre le point extrême qu’atteignit et put atteindre le courage inouï de don Quichotte, et l’heureuse issue de l’aventure des lions ». Mais, immédiatement après, le narrateur évoque la trivialité de l’épisode, la paresseuse et insultante indifférence du lion à l’égard du chevalier errant, ridiculisé au plus haut point.

            On voit bien à travers ces exemples comment Cervantès a essayé d’intégrer dans sa fiction, par divers stratagèmes, l’exagération et l’hyperbole propres aux poètes, surtout lorsqu’il s’agissait de décrire les qualités exceptionnelles des personnages, et en particulier de la beauté féminine, qui mobilisait un très grand nombre de clichés.

Cervantès est en effet très sensible à l’écart entre artifice et vérité. À son époque (voir traités, dictionnaires…) l’artifice était généralement conçu et perçu comme contraire à la vérité authentique, comme une sorte de feinte ou de falsification de celle-ci. Cervantès, au contraire, cherche à réconcilier ces deux termes par tous les moyens. Parlant des récits intercalés de la Première Partie du Quichotte, le narrateur dit qu’ils sont à la fois « artificiosos y verdaderos » (DQ I, 28). Cette expression reflète les efforts du romancier pour réconcilier les concepts d’artifice et de vérité, de façon à ce que la vérité poétique ne soit pas considérée comme compromise par l’utilisation de l’artifice.

 

IV. LA VÉRITÉ DES FAITS (chapitre 5)

1. Histoire et fiction

 

            La découverte de l’Amérique et tous les récits de voyages – mi-vrais, mi-fantastiques – qui en ont découlé, tout au long du XVIe siècle, expliquent sans doute la crédulité d’un nombre important de lecteurs, qui considéraient certains monstres et certains êtres fabuleux comme réels. À cette époque, en effet, l’histoire et la fiction n’étaient pas encore deux domaines tout à fait autonomes. Ces deux champs, au contraire, s’influençaient et s’alimentaient l’un et l’autre. L’histoire prenait souvent des allures mythiques et beaucoup de fictions créées de toutes pièces prétendaient rapporter des événements réels. Pour compliquer encore les choses, à cette époque, c’est le même mot castillan (historia) qui servait à désigner à la fois l’Histoire et un récit en prose d’une certaine longueur.

Néanmoins, l’idée de séparer ces deux domaines – d’un côté l’histoire, de l’autre la fiction – a peu à peu fait son chemin au long du XVIe siècle. Cette évolution est sans doute indissociable de la crise religieuse et du désir, de la part des différents pouvoirs, de contrôler les idées qui circulaient dans le royaume et d’atténuer ainsi le pouvoir subversif de l’Écrit. C’est dans ce contexte que naissent les premiers débats sur l’influence de la littérature d’imagination sur les lecteurs et sur l’opportunité de laisser se développer ou de freiner au contraire l’expansion de la lecture des œuvres de divertissement.

On retrouve à plusieurs reprises dans le Quichotte cette volonté de distinguer clairement vérité historique et fiction. Ainsi, au chapitre 3 de la Seconde Partie, le bachelier Samson Carrasco, reprend une distinction aristotélicienne opposant le travail du poète, qui doit raconter les choses « non comme elles ont été, mais comme qu’elles devaient être », à celui de l’historien, dont le travail consiste à rapporter les choses « non comme elles devaient être, mais comme elles ont été, sans ajouter ni ôter à la vérité quoi que ce soit » (DQ II, 3, p. 38). Néanmoins, Cervantès omet ici une troisième alternative, qui échoit au poète et qui consiste à peindre les choses « telles qu’elles pourraient être ». Si cette troisième voie n’est pas évoquée ici par le bachelier, elle revient à plusieurs reprises dans d’autres passages du Quichotte et elle est essentielle pour comprendre la théorie cervantine.

Cervantès critique en effet les romans de chevalerie en reprenant un certain nombre d’arguments à Aristote. Il en résulte que le principal défaut qui leur est reproché est leur manque de vérité poétique et, indirectement, la distorsion des faits historiques auxquels ils se réfèrent. Le chemin parcouru par don Quichotte au cours du roman – de la crédulité vers la sagesse et le désabusement final –, peut être interprété comme une transposition de la façon dont l’esprit critique progresse tout au long du XVIe siècle et finit par discerner le vrai du faux.

Pour illustrer ce changement dans les mentalités, Edward C. Riley souligne un fait significatif : après la publication de la Poétique d’Aristote en Espagne (1626), les romans de chevalerie ont été critiqués de façon incessante et ce, à deux niveaux : on leur reproche, d’une part, de rapporter des faits qui ne sont jamais réellement arrivés, et d’autre part, de raconter des événements qui n’auraient jamais dû, ni pu arriver. Seules deux voies sont désormais considérées comme acceptables dans le domaine de la prose : ou bien des récits épiques rapportant les faits tels qu’ils devaient ou pouvaient être, ou bien récits historiques rapportant des faits authentiques.

Entre ces deux extrêmes, Cervantès va essayer de définir un  concept intermédiaire, qui est celui de « vérité poétique » (verdad poética), en s’appuyant notamment, dans la Seconde Partie du Quichotte, sur le fait que le chevalier errant et son écuyer sont à la fois des personnages de fiction et des personnages réels, dont les exploits son rapportés dans un livre. En ce sens, ils n’appartiennent pas à la même catégorie que les héros de romans de chevalerie. Dans la conception cervantine, ils leur sont supérieurs, car ceux-ci n’existent que dans l’imagination de leur auteur tandis que don Quichotte et Sancho ont une existence historique, indépendante du roman qui raconte leurs aventures.

Afin de donner à son roman la dignité de l’Histoire, Cervantès invente la figure de l’historien Cid Hamet Benengeli qui est censé donner aux aventures du maître et de l’écuyer l’apparence et l’autorité d’un récit historique. Il propose ainsi à ses lecteurs une sorte de pacte : il pose d’emblée que le récit raconté est une fiction mais il la pare du prestige de l’Histoire en expliquant que cette histoire existe indépendamment du livre qu’il écrit (dans les archives de la Manche, recueillie par toute une tradition orale, ou encore sous la forme de poème enfermés dans des coffrets de plomb détenus par un médecin manchois). La fiction est donc présentée comme une histoire digne de foi, mais le traducteur critique parfois l’historien en lui attribuant certaines incohérences et certaines contradictions.

Même si les lecteurs n’étaient pas dupes, le récit rapporté de Cervantès leur apparaît par conséquent comme une sorte d’entre-deux entre fiction et Histoire, ce qui est considéré par le romancier comme un progrès par rapport aux romans de chevalerie, qui n’avaient pas le moindre fondement historique, en dépit de certaines affirmations de toute évidence mensongères de leurs auteurs. Ce statut intermédiaire de la vérité poétique (entre histoire et poésie) peut être rapproché d’un jugement de López Pinciano, définissant l’objet de la poésie :

 

El objeto no es la mentira, que sería coincidir con la sofística, ni la historia que sería tomar materia al histórico; y no siendo historia, porque toca fábulas, ni mentira, porque toca historia, tiene por objeto el verosímil que todo lo abraza.  (Cité par E. Riley, p. 276)

 

Le Quichotte est en effet une œuvre qui, pour la première fois, définit elle-même son champ d’application. Elle n’est ni histoire ni poésie. Son point d’équilibre est situé entre ces deux domaines et elle les inclut en même temps. Durant la première moitié du XVIIe siècle, les théoriciens arrivèrent à la conclusion que le vrai, au sens historique de terme, n’était pas l’objet principal de la poésie. C’est dans ce contexte, et en particulier avec le Quichotte, que le roman s’est séparé de la poésie et a suivi une voie autonome, qui devait mener à ce qu’il est convenu d’appeler le « roman moderne ». Dans ce type d’écrit, le vrai au sens historique du terme, est resté un élément important, mais il a dû s’accommoder d’un autre élément fondamental : le merveilleux.

 

2. Le vraisemblable et le merveilleux

 

            Un fois défini un espace intermédiaire entre vérité historique et poésie (la vérité poétique), l’un des principaux problèmes qui restaient à résoudre pour le romancier était celui du statut du merveilleux et du fait exceptionnel, deux ingrédients qui pouvaient relever aussi bien de la poésie que de l’histoire (certaines chroniques de la conquête présentaient en effet les licornes et certains animaux fabuleux comme réels). Cette question a été posée de manière aiguë par Cervantès dans le Persilès, son dernier roman, dans lequel il pousse la vraisemblance jusqu’à son extrême limite.

            À l’époque où il a écrit le Quichotte, en effet, la plupart des théoriciens considéraient le merveilleux comme un ingrédient indispensable à toute fiction digne de ceux nom. Néanmoins, lorsque Cervantès a recours au merveilleux dans ce roman, il le fait toujours avec parcimonie, à la différence des auteurs de romans de chevalerie qui l’ont précédé. Dans cette œuvre, le merveilleux s’inscrit toujours dans d’étroites limites. Chez Cervantès, le plaisir que procure le merveilleux au lecteur est toujours subordonné à la vraisemblance.

La notion de vraisemblance est en réalité le fruit d’un équilibre subtil entre la force de persuasion du romancier et la réceptivité – et la crédulité – du lecteur, si l’on en croit le chanoine de Tolède : « le mensonge est d’autant meilleur qu’il semble plus véritable, et plaît d’autant plus qu’il tient plus du vraisemblable et du possible. Les fables mensongères se doivent accommoder à l’entendement de ceux qui les lisent, et être écrites de sorte à faciliter les choses impossibles, égaliser les grandeurs et suspendre les esprits étonnés, ravir, émouvoir, amuser et ainsi faire marcher l’admiration et l’allégresse d’un même pas et jointes ensemble » (DQ I, 47, p. 567). En d’autres termes, la fiction la plus agréable est celle qui, tout en contenant de nombreux éléments qui font douter de sa véracité, reste néanmoins possible. L’art du romancier ne consiste donc pas à exclure le merveilleux, mais simplement à faire en sorte qu’il puisse être accepté par le lecteur.

            Cette règle est scrupuleusement suivie dans le Quichotte. Le merveilleux y prend rarement la forme du surnaturel et il ne passe pas, non plus, par des éléments relevant du miracle, comme dans de nombreux récits d’édification. Ce roman a en revanche pour thème principal un fait singulier : un gentilhomme perd le jugement à force de lire des livres qui regorgent de faits quasi-miraculeux et merveilleux. L’œuvre n’est pas exempte de bizarreries et de choses étranges, mais tous ces événements finissent par être expliqués rationnellement à trois exceptions près : la question de l’existence de Benengeli ; celle de l’existence du don Quichotte et du Sancho mis en scène par Avellaneda, et enfin l’épisode de la Caverne de Montesinos.

            Cervantès fait délibérément en sorte que l’existence de Benengeli reste floue pour le lecteur. Le second problème est dû à l’évocation, dans le cadre de la fiction, d’un événement historique réel : la publication, en 1614, de la continuation d’Avellaneda, dans laquelle un autre auteur raconte les aventures de don Quichotte et de Sancho. Le troisième demeure longtemps sans explication : il s’agit d’une mystification délibérée. Même Benengeli fait mine de s’en laver les mains et rend don Quichotte seul responsable de l’histoire abracadabrante que le chevalier errant a racontée à ses compagnons au sortir de la caverne. L’historien arabe décide de laisser le lecteur trancher par lui-même : « Si cette aventure donc semble apocryphe, la faute n’en est pas à moi. Je l’écris simplement, sans affirmer qu’elle soit fausse ou vraie. Lecteur, puisque tu es un homme sage, tu en feras le jugement que tu voudras » (DQ II, 24, p. 208). La vérité, qui reste assez obscure, ne sera en effet révélée au lecteur que dans les dernières pages de l’œuvre.

            Dans ce célèbre épisode, Cervantès semble vouloir insinuer que certaines choses qui arrivent réellement sont difficilement acceptables par l’imagination et que l’histoire est parfois plus invraisemblable que la fiction. Le lecteur est donc mis dans une position difficile et il est appelé à choisir entre l’autorité de l’historien et sa propre incrédulité face à l’événement qui est raconté. Ce type de choix, face auquel le lecteur est placé, contient une dose de subversion et pose la question épineuse de la fiabilité des Autorités.

            A un autre niveau, ce passage met aussi en scène le souci qu’a Cervantès de prendre en compte les critiques et les attentes de ses lecteurs. Aussi, fait-il souvent dire aux personnages que les faits qu’ils rapportent sont bel et bien véridiques, aussi invraisemblables qu’ils paraissent. En d’autres occasions, il ne manque pas d’insister sur le fait que c’est un fou ou un malade qui parle, anticipant par là certaines critiques ou certaines objections qui pourraient traverser l’esprit des lecteurs. Il leur demande alors un surcroît de crédulité en mettant en avant la bonne foi de ses personnages, qui veulent bien admettre que l’histoire qu’ils rapportent peut, au premier abord, sembler invraisemblable alors qu’elle est pourtant entièrement véridique.

            Ces considérations reflètent les questionnements du romancier qui hésite entre deux conceptions et deux niveaux de vraisemblance : la vraisemblance dans le monde réel et la vraisemblance dans la monde idéalisé de la poésie (épopée). Selon un premier niveau de vraisemblance, le récit ne doit pas être incompatible avec l’appréhension de la réalité que peut avoir un homme d’une intelligence moyenne. Mais, à un autre niveau, Cervantès a dû composer avec certains codes régissant la création artistique, qui assignaient à chaque type de sujet – noble, moyen, ou bas – un style jugé approprié.

 

 

 

 

 

 

V. HÉROS, AUTEURS ET RIVAUX DANS LE QUICHOTTE (chapitre 6)

1. La célébration des héros

 

            Depuis des temps anciens, l’une des fonctions principales de la poésie était de rapporter et de célébrer les exploits d’hommes illustres, toujours présentés sous un jour idéalisé. Cette conception ancienne de la poésie était encore largement répandue, en Espagne, au XVIe et au XVIIe siècles. L’une des principales fonctions de la poésie était par conséquent d’ennoblir et d’idéaliser ces grands hommes.

            Sans pour autant s’affranchir totalement de cette tradition, Cervantès introduit une distance par rapport à celle-ci. Sous sa plume, l’idéalisation des personnages et les éloges pompeux sont souvent ironiques. Il suffit de penser aux excès avec lesquels don Quichotte décrit Dulcinée, considérant que seuls «  les pinceaux Parrhasios, de Timanthe et d’Apelle » et « l’éloquence cicéronienne et démosthine » pourraient lui rendre justice (DQ II, 32, p. 277). Puis, dans l’ensemble de l’œuvre, la présentation faussement élogieuse que fait Benengeli des « exploits » de don Quichotte a de quoi faire sourire. L’écart entre ces éloges et ce qui arrive réellement à don Quichotte suscite le rire.

            En d’autres termes, deux versions des exploits de don Quichotte coexistent dans le roman de Cervantès : d’une part, les aventures que don Quichotte imagine avoir vécues, et que le chevalier croit consignées par un enchanteur de ses amis (voir chapitre 2) ; d’autre part, la version des aventures « réelles » rapportées par Benengeli. Le comique de l’œuvre naît de l’écart entre ces deux versions de l’histoire du chevalier errant.

            Au début de la Seconde Partie du roman, cette double vision des aventures de don Quichotte et de Sancho est enrichie d’une dimension supplémentaire, lorsque ceux-ci découvrent que la Première Partie de leurs aventures est racontée dans un livre diffusé dans toute l’Europe. Or, la conscience qu’ont le chevalier errant et l’écuyer d’être à la fois des êtres réels et des êtres de fiction influence leur comportement et transforme leur histoire. Don Quichotte, par exemple, fait preuve d’une certaine arrogance et même de vanité face au Chevalier au Manteau Vert (DQ II, 16), des traits de caractère qui étaient absent de la Première Partie de ses aventures ; Sancho évoque quant à lui avec fierté leurs aventures passées, lors du séjour chez le duc et la duchesse ; les châtelains, enfin, organisent des bourles qui n’auraient pas pu voir le jour s’ils n’avaient pas lu la Première Partie du roman et connu ainsi à l’avance la personnalité de leur hôtes. La célébrité du maître et de l’écuyer dans le Quichotte offre un exemple remarquable de mélange des domaines de la fiction et de l’histoire, qui fait disparaître la frontière entre ce qui relève de la littérature et ce qui relève de la vie.          

 

2. Le recours aux auteurs fictifs

 

            Bien que Benengeli rappelle par bien des aspects les chroniqueurs des romans de chevalerie, tels Maître Eslisabat chez Montalvo – l’auteur des Amadis –, il est une figure beaucoup plus complexe et ambiguë. Cervantès ne se contente pas en effet de reprendre un procédé fréquemment employé dans les romans de chevalerie. L’historien arabe est une sorte d’intermédiaire, une tierce personne entre l’auteur et ses personnages, dont l’existence est totalement invraisemblable et dont les commentaires visent souvent à faire ressortir le ridicule des aventures de don Quichotte. Comme les chroniqueurs des romans de chevalerie, ce personnage est à la fois historien et mage : il connaît les faits objectifs qui sont arrivés à don Quichotte et à Sancho mais aussi leurs pensées les plus intimes.

            Néanmoins, contrairement aux chroniqueurs d’Amadis, de Bélianis et de leurs descendants, qui étaient censés rendre plus crédibles les récits en leur donnant plus d’autorité, Benengeli permet à Cervantès de montrer ouvertement que les personnages de don Quichotte et Sancho sont tout aussi fictifs que leur historien. Paradoxalement, le romancier fait en sorte que l’existence de don Quichotte et Sancho soit aussi « réelle » que possible – ils ont faim, froid et soif, et Cid Hamet s’efforce d’être précis et rigoureux dans le récit des faits – mais il s’arrange en même temps, et ce, d’entrée de jeu, pour que les lecteurs acceptent leur existence non en tant que personnages historiques mais en tant qu’êtres de fiction. Le romanicer présente successivement – voire simultanément – Benengeli comme un historien digne de foi et comme un fieffé menteur. Tel est le nouveau pacte qu’il propose aux lecteurs.

            Historien et poète à la fois, Benengeli est une sorte de double – ou de projection – du romancier, qui est aussi l’un et l’autre à la fois. En présentant le maure fictif comme un historien, Cervantès indique que le romancier s’inspire de l’Histoire. En le discréditant, en disant qu’il est menteur « comme tous les maures », il indique que le roman narre des faits qui ne doivent pas être pris au pied de la lettre. En en faisant un mage, enfin, il reconnaît le droit au romancier de s’inspirer d’éléments qui ne relèvent pas de l’Histoire. Il définit ainsi la nature de la vérité romanesque et du caractère fictionnel du roman.

 

3. Le Quichotte d’Avellaneda

 

            À la version authentique des aventures du chevalier errant, racontée par Benengeli, et à la version idéalisée imaginée par don Quichotte, s’ajoute enfin une troisième version : celle rapportée par Avellaneda dans sa continuation apocryphe de la Première Partie du Quichotte, publiée en 1614, avant que Cervantès ne publie sa propre suite du roman, en 1615.

            Dans la Seconde Partie du Quichotte, Cervantès met en place une riposte contre son plagiaire et confie à ses personnages le soin de le défendre contre cet émule, après que don Quichotte et Sancho ont découvert l’existence de la fausse continuation dans une auberge, aux abords de Saragosse (DQ II, 59). Les principaux reproches que le chevalier errant et son écuyer formulent à l’égard du continuateur concernent son manque d’exactitude, notamment à propos des noms et de la caractérisation des personnages, et concernent aussi la fausseté des événements qu’il rapporte. Mais soulever le problème de la véracité des faits rapportés par Avellaneda revient en réalité à poser la question de la valeur littéraire de cette œuvre. Cervantès fait en sorte que ces deux aspects soient indissociables. Sa critique de l’inexactitude du continuateur est aussi une critique de la valeur strictement littéraire de son œuvre.

            Avellaneda a donc offert à Cervantès la possibilité de donner une nouvelle orientation à la question du rapport entre histoire et fiction, et de transformer un élément de critique littéraire en matière romanesque. L’œuvre rivale offre en effet à l’auteur du Quichotte l’occasion de mettre en place un jeu littéraire qui brouille un peu plus la frontière entre fiction et réalité. Par un étrange renversement, en effet, les critiques qui étaient adressées à Benengeli par le maître et l’écuyer ou par le traducteur avant la découverte de l’apocryphe – inexactitude, déformation des faits, mensonges – sont désormais appliquées à Avellaneda, tandis que Benengeli est réhabilité et considéré dorénavant comme le seul historien légitime et authentique.

            Au chapitre 72 de la Seconde Partie de Cervantès, l’apparition d’Alvaro Tarfé, un personnage créé par Avellaneda, pose néanmoins un problème complexe : quel est au juste le statut de ce personnage ? En effet, s’il existe réellement, alors tout l’univers créé par Avellaneda n’est pas faux, contrairement à ce qu’avaient laissé entendre don Quichotte et Sancho au chapitre 59. Cervantès semble faire ici une entorse à la vraisemblance, qu’il subordonne à sa riposte pour la rendre plus éclatante. Dans ce chapitre, de surcroît, Tarfé ne se contente pas de réapparaître : il entre de nouveau en scène pour renier son créateur et reconnaître devant les autorités compétentes – un maire et un greffier – que le don Quichotte et le Sancho qu’il a connus étaient des faux. Pour rendre la scène un tant soit peu vraisemblable et expliquer cette méprise, Tarfé subodore qu’il a sûrement été victime des enchanteurs, ce qui ne manque pas d’ironie.

            Paradoxalement, le critère retenu par Tarfé pour se décider à reconnaître don Quichotte et Sancho comme le vrai don Quichotte et le vrai Sancho – tandis que ceux d’Avellaneda seront désormais considérés comme des faux grossiers  – est d’ordre artistique : étant « poétiquement vrai », les personnages de Cervantès sont réels ; « poétiquement faux » les personnages d’Avellaneda sont faux en tant qu’être vivants et n’existent pas réellement, bien qu’un enchanteur ait pu momentanément duper Alvaro Tarfé et le lui faire croire.

            Il existe donc trois versions de l’histoire de don Quichotte : la version idéalisée des aventures que don Quichotte crée de toute pièce ; la version ironique de Benengeli, et, enfin, celle – apocryphe – d’Avellaneda. Le tour de force de Cervantès est d’avoir réussi à donner l’impression que ses héros existent indépendamment de ces trois versions et que d’autres versions sont non seulement possibles, mais existent réellement.

 

 

CONCLUSION

 

            La théorie du roman exposée dans les pages qui précèdent, à partir des commentaires de Cervantès, ou en déduisant certaines idées de sa pratique d’écriture, forme un tout cohérent bien qu’il ne soit pas exempt de contradictions. Quoique ces théories ne soient pas totalement nouvelles – Cervantès reprend souvent des idées qui étaient dans l’air du temps –  le romancier espagnol les met en pratique de façon originale et appelle à les dépasser, en particulier pour ce qui est du problème de la vraisemblance, de la relation entre poésie et histoire, ainsi que du rapport entre vérité et fiction. Cervantès est en outre l’un des premiers à avoir compris le rôle nouveau joué par les lecteurs à cette époque et à leur avoir accordé une importance au moins égale à celle donnée aux règles universelles et abstraites qui étaient censées régir la création littéraire et artistique.

            À la différence des auteurs de roman de chevalerie qui avaient élaboré des fictions chevaleresques avant lui, Cervantès a pris le parti de montrer à ses lecteurs qu’il était conscient des limites de sa propre fiction en intégrant des critiques et des remarques soulignant les incohérences et les contradictions contenues dans celle-ci. Il se montre soucieux de l’impact que les livres ont sur ceux qui les lisent et invente un nouveau type de lecteur dont il attend, non pas une crédulité sans faille, mais plutôt une participation active. Son roman peut donc aussi se lire comme un roman d’éducation de l’esprit critique du lecteur.

            Le principal apport de Cervantès à la théorie du roman a consisté, sans jamais le formuler explicitement, à affirmer que le roman doit partir du matériau historique que constitue l’expérience quotidienne sans que le romancier doive renoncer pour autant à l’élever au niveau de la poésie et à le doter des raffinements de celle-ci. Il est donc l’un des premiers à avoir esquissé la fonction du roman moderne : représenter au lecteur la société telle qu’elle est en faisant du roman un outil d’exploration du monde.

            Cervantès a ainsi situé le roman au-delà de l’épopée qui, malgré son prestige, ne répondait plus aux aspirations grandissantes, nées avec l’humanisme, à la vérité historique. Bien qu’il n’ait pas été un théoricien particulièrement original, le romancier espagnol à proposé dans le Quichotte et, dans une moindre mesure, dans le Persilès, non pas une réduction ou une déformation de l’expérience humaine, mais au contraire un éclaircissement et une exploration de celle-ci.


 

[1] Les pages renvoient à la traduction de César Oudin (première partie) et de François de Rosset (seconde partie), revue par Jean Cassou : Miguel de Cervantès, Don Quichotte, Paris, Gallimard (folio classique n° 1900-1901), 1988.

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