Antonio Rey Hazas,

« La omisión de Madrid », Anales Cervantinos, XXXI, 1993, p. 9-25.


Dans cet article, Antonio Rey Hazas se demande pourquoi la capitale des Espagnes – si souvent évoquée dans d’autres œuvres de l’époque – n'apparaît à aucun moment ou n'est mentionnée que de façon anecdotique dans le Quichotte. En réalité, il s'agit d'une question aux multiples facettes : pourquoi le chevalier errant ne se rend-t-il pas à Madrid ? Pourquoi reste-t-il presque exclusivement en milieux campagnards ? Pourquoi la seule ville qu'il traverse est-elle Barcelone ? Et enfin, pour quelle raison Cervantès a-t-il choisi  Barcelone comme ultime étape des pérégrinations de son chevalier errant ?

 

La ville de Madrid n'est mentionnée, nous dit l'auteur, que de façon anecdotique par la duègne doña Rodríguez, un personnage secondaire apparaissant au chapitre 48 de la Seconde Partie du roman[1]. Pourtant d'autres œuvres de Cervantès y font ouvertement référence, comme par exemple les nouvelles exemplaires La Gitanilla et La Ilustre Fregona. Antonio Rey Hazas cherche tout d'abord une réponse à cette absence en examinant les rivalités que Cervantès entretenait avec certains courtisans et hommes de lettres de la Cour qu'il se plaisait à accuser de pédanterie. Mais non satisfait de cette réponse, il préfère s'orienter vers d'autres indices qu'il trouve dans le Quichotte apocryphe, cette continuation illégitime publiée par un obscur écrivain durant l’été 1614, alors que Cervantès préparait lui-même sa propre Seconde Partie. En effet, le chevalier errant créé par Avellaneda, contrairement à celui créé par Cervantès, se rend à Madrid et son passage à la Cour tourne vite au désastre, ce qui lui vaut quelques problèmes avec la justice. Cervantès, qui a lu le Quichotte apocryphe, aurait-il volontairement fait contourner Madrid à son chevalier pour lui éviter d'avoir maille à partir avec les autorités ? À y regarder de plus près, on remarque que le don Quichotte et le Sancho authentiques ne traversent aucune ville, à l'exception de Barcelone, contrairement aux personnages d'Avellaneda qui, eux, sont clairement urbains. Antonio Rey Hazas pense que les pérégrinations champêtres sont une échappatoire, permettant à l'ingénieux hidalgo d'éviter toute confrontation avec la justice civile. Celui-ci est en effet poursuivi par la Santa Hermandad depuis qu’il a libéré des hommes condamnés aux galères, au chapitre 22 de la Première Partie. Le monde rural lui permet sans doute par ailleurs d'exprimer plus librement ses idéaux chevaleresques sans rien avoir d’autre à craindre que les coups. En définitive, la campagne donne à don Quichotte une liberté d'action qu'il n'aurait pas eue en ville.

 

L'autre question que pose l'auteur de cet article est de savoir pourquoi don Quichotte et Sancho se rendent à Barcelone. Si Cervantès veut éviter Madrid parce que c'est une ville, pourquoi donc permet-il à don Quichotte de passer par Barcelone ? La place qu'occupe la capitale catalane dans l'œuvre est ambiguë, car cet épisode est aussi celui de la défaite de don Quichotte, comme le suggère la rencontre entre l’ingénieux hidalgo et Samson Carrasco, le chevalier de la Blanche Lune. Au cours de cet ultime combat, don Quichotte est déchu de sa condition de chevalier. Pourtant, cette défaite donne lieu à un éloge dithyrambique de la Cité comtale. Pour Antonio Rey Hazas, c'est en définitive dans l'éloge de Barcelone qu'il faut chercher les véritables raisons de l'omission de Madrid. Selon toute vraisemblance, les motivations du romancier sont diverses.

 

D'une part, Barcelone symbolise la ville qui se rebelle contre la monarchie toute puissante. Par conséquent, si Madrid n'apparaît pas, c'est parce qu'il s'agit de la ville où siège la Cour. Le texte lui-même suggère cette interprétation, car la Barcelone du Quichotte authentique réunit à elle seule tous les exclus de la monarchie, et tout particulièrement les bandouliers et les morisques. Rappelons qu'en 1609, Philippe III avait décrété l'expulsion de ces derniers et que dès 1605, une politique très autoritaire fut menée contre ce que l'on appelle en espagnol le bandolerismo – terme traduit en français par « banditisme ». D'autre part, Barcelone apparaît comme un lieu de retrouvailles : Ricote, le morisque, y retrouve sa fille Ana Félix qu'il n'avait pas vue depuis son expulsion. Ana Félix, quant à elle, y est rejointe par don Grégoire, son amant. Enfin, la capitale catalane transforme considérablement le personnage de don Quichotte qui, au cours de cet épisode, cesse d'être acteur de l'action pour en devenir le spectateur. Sa rencontre avec Roque Guinart, un bandit présenté par Cervantès comme juste et généreux, impressionne don Quichotte à tel point que ce dernier lui propose de devenir chevalier errant[2]. Mais, en faisant don du rêve qui l'a guidé et qui a donné un sens à son existence, don Quichotte n'a plus de raison d'être.

 

Pour Antonio Rey Hazas, l’omission de Madrid est donc bel et bien délibérée et elle ne saurait se confondre avec une absence qui serait simplement le fruit du hasard. Mais on ne peut répondre à cette question que sous forme d’hypothèses, certaines plus fondées que d'autres, car le texte ne fournit pas la solution. Aussi n'est-il pas étonnant que l'énigme ait donné lieu à différentes lectures de l'épisode catalan.

 

 [1] Toutes les références à l’œuvre de Cervantès renvoient à la traduction de César Oudin et François de Rosset revue par Jean Cassou. Ici : DQ II, 48, p. 393-402.

 [2] Voir DQ II, 60, p. 445-508.


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[ Fiche de lecture: Mathias Ledroit]