Ruth REICHELBERG,

Cervantès ou le roman d’un juif masqué [1989], Paris, Éditions du Seuil, 1999, p. 89-92.


Dans ce livre, Ruth Richelberg recherche les traces d’une tradition juive présente dans le texte de Cervantès. Elle propose dans l’extrait ci-dessous une analyse inédite de la célèbre aventure des moulins à vent. Habituellement cet épisode est interprété comme l’illustration par excellence de la folie de don Quichotte et de l’anachronisme du chevalier, qui s’en prend ici à l’un des symboles de la modernisation économique de l’Espagne qui passe par la construction de nombreux moulins accompagnant l’extension des terres à blé sous le règne de Philippe II.

 

         […] les moulins à vent sont perçus par don Quichotte comme l’incarnation du mal absolu. Si Sancho ne les voit pas, c’est parce qu’il se situe dans le monde de l’apparence et qu’il voit non les choses, mais l’image des choses, telles qu’elles s’inscrivent dans la non durée. Le moulin, dans la civilisation de l’occident médiéval, est associé au péché. Les prostituées hantent ses parages et les meuniers ont une mauvaise réputation. Le poids de farine qu’ils restituent n’est jamais égal au poids de blé. Par ailleurs, ces moulins qui broient le blé n’opèrent pas le tri a priori entre le blé et l’ivraie. Ces moulins, responsables de la nourriture du monde, sont hautement coupables. Ils tournent toujours dans le même sens et mènent le monde selon un déterminisme absolu, dont il n’est pas de retour. Le géant est là, présent, à l’heure du danger, c’est-à-dire à l’heure où l’homme se nourrit pour se faire et s’édifier. Tout se passe comme si les géants, moulins agités par le vent qui le meut, soufflaient l’esprit du mal dans la nourriture de l’homme, perpétuant ainsi l’œuvre du serpent. Ce n’est pas au nom de ce qu’il voit ou au nom de ce qui est logique ou reconnu comme la vérité scientifique que parle Cervantès à travers Quichotte. Mais plutôt au nom de l’exigence et de la pluralité des sens. Les moulins sont des moulins, dit Sancho. Les moulins n’ont des moulins que l’apparence, dit don Quichotte. Ils sont, ces géants, venus pour tromper l’homme et le précipiter vers la faute. […] Les géants aux bras multiples symbolisent les ramifications du mal et les visages multiples de la tentation. Ils égarent l’homme en présentant le combat comme disproportionné. Et leur victoire consiste précisément dans l’abdication de l’homme. Le géant victorieux est ici l’allégorie de l’à quoi bon ? Il parie sur le désespoir de l’homme et sur sa tristesse naturelle. Il le condamne à vivre dans le temps, en menaçant sa propre nourriture. D’ailleurs le mal, dans le Quichotte, revêt toujours des dimensions démesurées.

[…]

         Plus l’histoire avance, plus l’enjeu du combat quichottesque se dessine : il s’agit d’opposer la vie, dans son mouvement irrépressible, à toutes les simagrées de la vie qui débouchent sur la mort. Il n’est pas anodin de constater que toutes les aventures de don Quichotte obéissent à un principe de répétition, voire de réclusion,  dont le rôle est de déterminer l’espace et le temps quichottesques, les reliant, à travers les dédales labyrinthiques de son propre parcours. Chacune de ses aventures est toujours lue en deux temps de sorte que le réel proposé et perçu par Sancho, initialement existant, se trouve peu à peu évacué par un système de cohérence qui finit par créer non pas l’unique réalité possible, mais la seule vérité vraie. Et dans ce système, c’est l’échec même qui devient l’indice de vérité car il témoigne de cette prise de position fondamentale à Cervantès, à savoir l’inachèvement du livre. Les histoires et les aventures de don Quichotte apparaissent comme des complots qu’il faut décrypter.


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