Questions fréquentes sur le Quichotte




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Don Quichotte, premier roman moderne?


Un roman "réaliste" avant la lettre?


Un roman d'aventures?





 
 
 



Don Quichotte est souvent présenté comme le premier roman moderne, mais cette formule ne fait pas l’unanimité parmi les critiques. Elle est en effet équivoque et ambiguë. Que faut-il entendre au juste par là ?

 

D’un point de vue historique, l’époque moderne désigne généralement la période qui s’étend de la fin du Moyen Âge jusqu’à la Révolution. De ce point de vue, il est discutable de dire que Cervantès a inventé le premier roman moderne, dans la mesure où, avant lui, des écrivains comme Rabelais ou l’auteur de la Chantefable Aucassin et Nicolette avaient déjà inventé des formes de fiction en prose incluant de surcroît une critique des romans.

Si l’on part en revanche du principe que « moderne » s’oppose à « ancien », et que l’on veut désigner par là un saut qualitatif, le passage à une nouvelle étape dans l’histoire de la prose de fiction et des codes qui régissent la représentation du réel, alors Cervantès est bien – non pas le seul mais – l’un des créateurs les plus représentatifs d’un art nouveau, qui aspire à une nouvelle manière de représenter le réel. En effet, le monde représenté dans le roman de chevalerie, dans lequel le monde des nobles et des chevaliers, hautement idéalisé, s’oppose à celui des domestiques souvent représentés sous un jour comique, ne satisfait plus un nombre grandissant de lecteurs, et la critique des romans de chevalerie peut se lire comme une aspiration à un mode plus fidèle – ou plus « réaliste » –  de représentation de la réalité.

Si l’on entend enfin « moderne » au sens courant de « contemporain », « actuel », l’enjeu est encore différent. La question de la naissance du « roman moderne » doit alors s’entendre comme une construction a posteriori. Comme le rappelle Daniel-Henri Pageaux[1], parler de modernité  – dans cette acception – suppose de prendre en compte diverses réceptions de l’œuvre, qui ont en commun de vouloir attribuer un caractère de modernité à tel ou tel élément du texte ou à l’œuvre dans son ensemble, reconnue comme modèle pour les temps présents.

De ce point de vue, c’est le premier romantisme allemand – notamment à travers Friedrich Schlegel – qui va donner au roman de Cervantès une dimension « moderne », c’est-à-dire en faire un modèle pour une création du temps présent et une réflexion pour la création actuelle. Par la suite, cette définition de la modernité sera complétée et enrichie par différents critiques tels que Roland Barthes, pour qui la littérature moderne se définit par le fait d’être une littérature « qui réfléchit sur elle-même »[2], et Marthe Robert qui voit en Don Quichotte le premier roman moderne, « si l’on entend par modernité le mouvement d’une littérature qui, perpétuellement en quête d’elle-même, s’interroge, se met en cause, fait de ses doutes et de sa foi à l’égard de son propre message le sujet même de ses récits »[3].

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 [1] Daniel-Henri Pageaux, Naissances du roman, Paris, Klincksieck, 2006, p. 65-66.

 [2] Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Éditions du Seuil, 1964, p. 106.

 [3] Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, Paris, Gallimard (Tel n° 13), 1972, p. 11, n. 1

 

 

 

 

                Don Quichotte, roman "réaliste"?

                 

               Gérard Genette:

 « Don Quichotte est souvent décrit comme le premier roman « moderne », c’est-à-dire comme le premier roman au sens moderne du mot, qui se confond avec celui de roman « réaliste » : novel opposé à romance, ce que dit Fielding dans la Préface de Joseph Andrews, définira comme une épopée comique en prose.

           Si Don Quichotte était un roman réaliste, je ne suis pas sûr qu’il serait vraiment le premier : il y en a déjà, pour le moins, des linéaments dans l’Antiquité (l’Âne d’or, le Satiricon), au Moyen Age (le second Roman de la Rose, certains fabliaux), et surtout, à la fin du XVIe siècle, dans ce genre typiquement d’origine espagnole qu’est le roman picaresque. Laissons donc la question de la priorité ; mais je ne suis pas sûr non plus que la formule “roman réaliste” s’applique correctement au Quichotte, pour cette raison simple qu’elle ne tient pas compte d’un aspect essentiel de ce récit, qui est évidemment son caractère hypertextuel – notamment, sa relation bien connue au genre dit des « romans de chevalerie », et plus précisément aux illustrations tardives de ce genre, comme l’Amadis de Gaule de Montalvo. Don Quichotte n’est pas avant tout un hidalgo (c’est-à-dire, en fait, guère plus qu’un picaro) qui court les routes, leurs villages et leurs auberges : il est avant tout un hidalgo qui veut vivre en chevalier, c’est-à-dire comme les héros des romans de chevalerie. La référence au modèle commande absolument le statut de l’œuvre »[1].

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 [1] Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p. 201-202.

 

 

 

 

            Don Quichotte, roman d'aventures?

            Milan Kundera:

« Un par un, le roman a découvert, à sa propre façon, par sa propre logique, les différents aspects de l’existence : avec les contemporains de Cervantès, il se demande ce qu’est l’aventure ; avec Samuel Richardson, il commence à se demander « ce qui se passe à l’intérieur », à dévoiler la vie secrète des sentiments ; avec Balzac, il découvre l’enracinement de l’homme dans l’Histoire ; avec Flaubert, il explore la terra jusqu’alors incognita du quotidien ; avec Tolstoï, il se penche sur l’intervention de l’irrationnel dans les décisions et le comportement humais. Il sonde le temps : l’insaisissable moment passé avec Proust ; l’insaisissable moment présent avec Joyce. Il interroge avec Thomas Mann, le rôle des mythes qui, venus du fond des temps, téléguident nos pas. » (Kundera, L’art du roman, p. 19 sqq).

« Comprendre avec Cervantès le monde comme ambiguïté, avoir à affronter, au lieu d’une seule vérité absolue, un tas de vérité relatives qui se contredisent (vérités incorporées dans des ego imaginaires qu’on appelle personnages), posséder donc comme seule certitude la sagesse de l’incertitude, cela exige une force non moins grande »

« Que veut dire le grand roman de Cervantès ? Il existe une littérature abondante à ce sujet. Il en est qui prétendent voir dans ce roman la critique rationaliste de l’idéalisme fumeux de don Quichotte. Il en est d’autres qui y voient l’exaltation du même idéalisme. Ces interprétations sont toutes deux erronées parce qu’elles veulent trouver à la base du roman non pas une interrogation mais un parti pris moral »[1].

  

            Nadine Ly:

        « L’exploration du « monde » à laquelle se livre don Quichotte au cours d’une errance qui devient voyage à l’intérieur du périmètre de la Mancha puis de l’Aragon et de la Catalogne, est conçue comme exploration d’un réel historique et géographique constamment vérifiable et comme exploration des écritures attachées à certains types d’espaces. Cette exploration est d’abord assujettie à des modèles d’écriture ; elle s’en émancipe chaque fois et renouvelle les éléments (et leur signification) de la sémio-topographie fictionnelle et romanesque. L’un de ces éléments – les aventures – subit parfois une inversion radicale qui libère l’espace des stéréotypes qui lui donnaient un sens, permettant ainsi l’avènement d’un traitement parfois inédit, et la dissolution des « genres » narratifs. L’effritement de ces derniers contribue à l’hybridation et à l’amalgame caractéristiques de ce qu’on entend aujourd’hui par « roman » sans adjectivation spécifiante »[2].

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 [1] Milan Kundera, L’art du roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 21.

 [2] Nadine Ly, « Don Quichotte : roman d’aventure et aventures de l’écriture », Les Langues Néo-latines, 1988, n° 267, p. 32.

  

[Rédaction de la page : David Alvarez]