Critique du Quichotte de Cervantès par les personnages de Lesage (1704)


Alain-René Lesage, Nouvelles Aventures de l’admirable chevalier don Quichotte de la Manche, composées par le licencié Alonso Fernandez de Avellaneda, et traduites de l’espagnol en français pour la première fois, chap. XLV, Paris, par la veuve de Claude Barbin, 1704.

 

          " Les Cavaliers s’entretinrent en dînant des grandes aventures de notre Chevalier ; sur quoi le Comte s’écria avec une espèce de transport : Ah ! Messieurs, quel sujet d’admiration pour les siècles à venir ! avec quel étonnement ne liront-ils pas l’histoire incroyable de tant d’actions héroïques ? Pourvu que quelque Sage des amis du Seigneur Don Quichotte l’écrive plus fidèlement que n’a fait l’arabe Cid Hamet Benengeli. Cet Auteur, dit Don Quichotte, est mon ennemi mortel ; et son ouvrage un tissu de faussetés. Hé ! l’avez-vous lu, lui dit Don Carlos ? Il m’est tombé entre les mains, répondit le Chevalier ; mais je n’ai pas daigné le lire tout entier. Il est vrai, reprit le Comte, qu’il tourne en ridicule la plupart des choses qui vous arrivent. Tantôt il vous fait prendre des moulins pour des géants, et tantôt des troupeaux de moutons pour des armées. Enfin vous êtes, dit-il, un visionnaire ; et si on l’en croit, il n’y a jamais eu d’Enchanteurs ni de Chevaliers errants au monde, quoi qu’en puissent dire les Palmerins et les Amadis. Par là, répliqua Don Quichotte, vous voyez que c’est un écrivain téméraire, et qu’il n’y a rien de sacré pour lui, puisqu’il ne respecte pas des livres si authentiques. Voilà ce que je ne saurais lui pardonner, dit le Comte ; mais, laissant à part sa témérité, et à ne regarder son ouvrage que comme un Roman comique, je vous assure qu’il est fort divertissant. Je crois même que c’est un livre parfait dans son genre. C’est de quoi je ne conviens pas, dit Don Pèdre de Lune. J’y ai trouvé bien des défauts, car j’ai le malheur de ne pouvoir lire sans réflexion ; et cela m’empêche de rire, comme les autres, d’une infinité de choses qui blessent le bon sens. Oh ! pour vous, reprit le Comte, je sais bien que ces sortes de livres ne vous plaisent pas. Vous n’aimez que les ouvrages sérieux. Au contraire, repartit Don Pèdre, j’aime particulièrement les bonnes plaisanteries, et rien ne me déplaît tant dans ce livre que les discours sérieux que j’y trouve à tous moments, et très souvent hors de propos. J’admire la diversité des goûts, répliqua le Comte. Je connais des gens qui n’estiment que ces endroits-là dans cet ouvrage. Je ne suis pas de leur sentiment, répondit Don Pèdre. Je ne veux pas qu’un Roman Comique soit chargé de dissertations froides et de traits sérieux de morale. Benengeli, ne lui en déplaise, tranche un peu trop du capable. Il ne craint pas assez de fatiguer ses Lecteurs. Quand par exemple il fait parler le Seigneur Don Quichotte une heure entière sur les avantages des armes et des lettres, quel discours ! C’est une mauvaise amplification de Rhétorique, qui ferait à peine quelque honneur à un Écolier. Néanmoins, dit le Comte, ce livre ne laisse pas d’être aujourd’hui le plus agréable amusement de la Cour et de la Ville. Cela n’empêche pas, répondit Don Pèdre, qu’il ne soit rempli de fautes de jugement, qu’il y ait des contrariétés dans les aventures, et que la vraisemblance n’y soit souvent mal gardée. Je vous en ferai convenir quand il vous plaira. Vous me ferez plaisir répliqua le Comte ; car je vous avoue que je n’y ait point remarqué d’absurdité. Pour moi, dit Don Carlos, je l’ai lu depuis que je suis à Madrid ; mais j’ai tellement été frappé des traits malins que j’y ai trouvés contre le Seigneur Don Quichotte, que je n’ai fait nulle attention à tout le reste. Je l’ai lu aussi dit Don Alvar, et je vous dirai franchement que j’en ai jugé comme le Seigneur Don Pèdre. Il me paraît que Benengeli fait trop souvent moraliser son Héros. Outre cela, il respecte si peu la vraisemblance et la raison, qu’il n’y a presque pas une aventure dans son ouvrage qui ne soit racontée avec quelque circonstance qui en ôte la possibilité. Je trouve encore qu’il s’abandonne trop à l’envie de faire rire ; et qu’il aime mieux sortir de ses caractères que de ne pas saisir l’occasion de dire quelque chose de plaisant. C’est ce qui lui arrive dès les premiers Chapitres, quand il fait dire au Paysan qui conduit le Seigneur Don Quichotte au logis : Ouvrez, Messieurs, au Seigneur Valdouinos et au Marquis de Mantoue qui est fort blessé, et au Maure Abindarrax qui amène prisonnier le vaillant… et le reste. Je ne me souviens plus comme il y a. Je confesse ici mon peu de mémoire ; quoique j’aie lu plusieurs fois ces noms extraordinaires, je ne les ai pas si bien retenus que ce Paysan, qui ne les avait pourtant entendu prononcer qu’une seule fois confusément parmi des discours insensés. Cela me paraît bien remarqué, dit Don Carlos, le Paysan devait estropier ces noms, la chose n’eut pas été moins plaisante, et le caractère du paysan aurait été conservé. L’Auteur fait encore la même faute, dit Don Pèdre de Lune : C’est lorsque le Seigneur Don Quichotte et son Écuyer aperçurent les moulins à foulon. Sancho voulant railler, répéta mot pour mot tout ce que son Maître lui avait dit la nuit quand il prenait la résolution de tenter cette étonnante aventure. Il faut que les Paysans du Toboso aient bien de la mémoire ! Par ma foi, Messieurs, interrompit alors Sancho, le bélître d’arabe en a menti quand il dit cela. Et comment veut-il que je redise toute une harangue d’un bout à l’autre ? Moi surtout qui n’eus pas assez de mémoire pour retenir seulement une syllabe de la lettre que Monseigneur Don Quichotte écrivit de la Montagne Noire à Madame Dulcinée ; et si pourtant il me la lut plus d’une fois afin que je pusse m’en souvenir, si par malheur je venais à perdre les tablettes de Cardenio. Pour cet endroit-là, Messieurs, dit le Comte, vous le critiquez assez mal à propos. Il faut l’expliquer bénignement ; Et quoique Benengeli dise que Sancho répéta mot pour mot tout ce qu’il avait ouï dire à son Maître, on voit bien que ce fut seulement le sens des paroles. Bon, reprit Don Pèdre, l’Auteur dit une chose qui n’est pas vraisemblable, et vous voulez en imputer la faute aux Lecteurs, comme s’ils étaient obligés de faire des suppléments et de croire que ce qu’il a dit n’est pas ce qu’il a prétendu dire. Mais que dis-je prétendu ? Ne fait-il pas parler Sancho dans les mêmes termes dont s’est servi son Maître ? Ne nous arrêtons point à ces minuties, répliqua le Comte. Passons aux aventures. Attendez, Messieurs, dit Don Alvar, il faut auparavant examiner le chapitre qui traite de la manière dont le Seigneur Don Quichotte fut armé Chevalier. Nous aurions tort de le passer sous silence. Le Seigneur Don Quichotte se met à genoux devant l’Hôte, et le prie de l’armer Chevalier, afin qu’il soit, dit-il, en état d’aller chercher les aventures par toutes les parties du monde en donnant du secours aux affligés, et en châtiant les méchants selon les lois de la Chevalerie errante. Remarquez bien, s’il vous plaît, la réponse que l’Hôte fait au Seigneur Don Quichotte. Il le loue d’avoir formé un si beau dessein ; dit que lui-même autrefois s’est donné à cet honorable exercice ; et pour le lui persuader, il ajoute qu’il a été en divers lieux du monde solliciter les veuves, abuser les filles, duper les niais, en un mot faire du pis qu’il a pu. À votre avis, Monsieur le Comte, ces plaisanteries-là ne sont-elles pas fort mal placées, et absolument contre le bon sens ? Et un homme aussi bien instruit que le Seigneur Don Quichotte des règles de la Chevalerie ne devait-il pas être choqué d’un pareil discours ? Cependant il n’y réplique rien. Benengeli est un imposteur, interrompit le Chevalier. Le Seigneur Châtelain qui m’a armé Chevalier ne me dit point cela ; et s’il eût été capable de me le dire, je n’aurais pas voulu recevoir de sa main le glorieux caractère de Chevalier errant. Puisque nous en sommes à ce chapitre, Messieurs, dit Don Carlos, n’avez-vous pas admiré, en le lisant, la modération des muletiers qui étaient dans l’hôtellerie ? Le Seigneur Don Quichotte blesse dangereusement deux de leurs camarades ; pour en tirer vengeance ils commencent à lui jeter des pierres : mais l’hôte leur crie de s’arrêter, en leur disant que c’est un fou, et ils s’arrêtent aussitôt. Il me semble que ces sortes de gens, quand ils sont irrités, n’ont pas coutume d’entendre si bien raison. N’est-il pas vrai, ami Sancho ? Non vraiment, Seigneur Carlos, répondit l’Écuyer, il n’est pas besoin je vous jure, de leur casser la tête pour la leur échauffer : je connais mieux ces drôles-là que personne, et je puis vous assurer que les coups de bâton sont des prébendes qu’ils donnent aisément. Venons aux aventures, dit Don Pèdre ; et pour commencer par celle du Biscayen, j’y ai trouvé une circonstance qui m’a fait de la peine. L’Auteur dit que dans l’instant même que Don Quichotte courait au Biscayen les bras levé, le Biscayen prit le coussin du Carrosse et s’en fit un bouclier. Je vous avoue que cela m’embarrasse l’imagination. Je veux bien penser que le coussin pouvait n’être pas aussi grand que le doivent être ceux d’un Coche, et qu’il n’était pas attaché avec des courroies, comme il le sont ordinairement : mais il y avait des Dames dessus ; le Coche était plein de monde, le Seigneur Don Quichotte pressait, comment pouvoir prendre le coussin en si peu de temps ? J’ai beau faire des suppléments, et travailler avec l’Auteur pour rendre la chose possible, je n’en saurais venir à bout. Et dans l’aventure des Bénédictins, dit Don Alvar, concevez-vous bien de quelle manière ils purent arracher la barbe à Sancho sans lui laisser un poil ? Mais Monsieur le Comte dira que Benengeli a voulu faire rire, et je confesse que cela est fort plaisant. Vous êtes admirables, Messieurs, avec vos observations, s’écria le Comte : si vous n’avez rien de meilleur à dire, les rieurs assurément ne seront pas de votre côté. Donnez-vous un peu de patience, reprit le Grenadin : l’Auteur dit que Sancho était monté sur un âne, et n’avait point d’épée ; et dans un autre endroit le Seigneur Don Quichotte dit à Sancho son Écuyer de ne pas mettre l’épée à la main pour le secourir en quelque péril qu’il le voie. N’est-ce pas là une contradiction ? D’accord répondit le Comte ; mais encore une fois voilà de faibles remarques. Montrez-moi une aventure qui ne soit pas contée avec toute la probabilité imaginable ; et d’où il y ait des contradictions manifestes ou des absurdités. Hé bien, dit Don Pèdre, je le veux. Il est aisé de vous satisfaire. Examinons par exemple l’aventure des Galériens ; peut-être y trouverons-nous de grandes fautes de jugement. Cette chaîne, dit Benengeli, était conduite par quatre hommes, dont deux étaient à cheval, et les autres à pied. Les hommes de cheval avaient des escopettes à rouet, les gens de pied portaient des épées et des demi-piques. Nous ne devons pas, nous autres, être surpris que le Chevalier de la Manche dont nous connaissons la force et la valeur ait mis en fuite les conducteurs de la chaîne ; mais je suis étonné que l’Auteur, qui le représente armé d’une vieille cuirasse avec une casaque par dessus, une mauvaise lance de branche d’arbre à la main, un bassin de barbier sur la tête, monté sur un très mauvais cheval, et suivi d’un Paysan désarmé, n’ait pas pris garde qu’en cet état le Seigneur Don Quichotte ne devait pas effrayer quatre hommes bien armés. Vous y regardez de trop près dit le Comte ; ce livre n’est pas fait pour être examiné de la sorte, mais seulement pour divertir par sa lecture. Ce serait dommage, répliqua Don Pèdre, de vous donner un ouvrage parfait à lire ; et si tout le monde était de votre humeur, il ne faudrait pas prendre tant de peine en écrivant pour rendre les choses justes et bien entendues. Si vous ne trouvez que cela qui vous choque dans cette aventure, reprit le Comte, ce n’était pas la peine d’en parler. Elle en serait quitte à trop bon marché, répondit Don Pèdre. L’Auteur dit que les Galériens avaient des chaînes au cou, et des menottes aux bras, et il ajoute que Ginés de Passamont était enchaîné différemment des autres avec une chaîne aux pieds si grande qu’elle lui entortillait tout le corps. Deux carcans au cou, l’un attaché à la chaîne, et l’autre de ceux qu’on appelle garde-ami, auquel tenaient deux fers qui descendaient jusqu’à la ceinture, où étaient attachées deux menottes qui lui tenaient les mains fermées de deux gros cadenas. De sorte qu’il ne pouvait ni porter les mains à sa bouche, ni baisser sa tête jusqu’à ses mains. J’admire comment ces Galériens rompirent leurs chaînes en si peu de temps ; et surtout Ginés de Passamont qui avait des cadenas et tant de fers. Je voudrais bien savoir de quelle manière une chose si difficile se fit si facilement. Mais vous pouvez nous l’apprendre, ami Sancho, puisque l’Auteur dit que ce fut par votre secours que Ginés se défit des ses chaînes. Dites-nous un peu par quelle industrie ou plutôt par quel miracle vous en vîntes à bout ? De quels instruments vous  servîtes-vous ? Aviez-vous des limes ? Des limes, répondit l’Écuyer ? Ah ! vraiment s’il m’eût fallu limer tant de cadenas, j’aurais eu de la besogne jusqu’à la veille de Pâques. Je veux mourir si un Serrurier avec tous ses outils l’eût pu faire en huit jours. Contez-nous donc, reprit Don Pèdre, de quelle manière se passa la chose. Je vais vous le dire, repartit l’Écuyer, en présence de Monseigneur Don Quichotte qui peut me démentir si je ne dis pas la vérité. Vous saurez donc, Messieurs, que deux Galériens, qui n’étaient pas si bien attachés que les autres, ayant trouvé moyen de se détacher pendant que mon Maître attaquait le Commissaire de la chaîne, commencèrent à jeter des pierres aux Archers si dru et si menu qu’ils les mirent en fuite. Ils dépouillèrent ensuite le Commissaire, et lui ayant ôté les clés de la chaîne dont il était chargé, ils le laissèrent courir après ses Camarades ; et puis nous entrâmes dans la Montagne Noire, où nous délivrâmes avec les clefs tous les Galériens l’un après l’autre. Sancho n’avance rien qui ne soit véritable, dit Don Quichotte. Tous les Forçats, excepté les deux dont il a parlé, ne furent affranchis de leurs fers que dans la Montagne Noire, et principalement Ginés de Passamont que nous eûmes, avec les clefs mêmes, beaucoup de peine à débarrasser de ses cadenas. La chose est vraisemblable de cette façon, reprit Don Pèdre ; mais Benengeli la conte autrement ; car il dit d’abord que les Galériens étaient fortement liés ; après cela il dit qu’ils se détachèrent sans nous apprendre comment. Une autre chose encore ne me paraît pas vraisemblable : Il dit que les Galériens se rangèrent autour du Seigneur Don Quichotte pour écouter un long discours qu’il leur fit. Il me semble que se voyant libres, ils ne devaient songer uniquement qu’à se sauver. Des gens qui avaient la sainte Hermandad à craindre, pouvaient-ils écouter une harangue si patiemment ? Non ! pardi, s’écria Sancho, mais n’en déplaise à l’Arabe, il en a menti ; je puis vous assurer qu’ils n’eurent pas la patience d’écouter mon Maître ; car à mesure qu’on les détachait, zeste, ils s’enfuyaient dans la forêt comme des daims, tant ils avaient peur des Archers de la sainte Confrérie. Puisque nous en sommes à cette aventure, dit Don Alvar, et que je m’intéresse particulièrement à tout ce qui touche mon ami Sancho ; je voudrais bien savoir si les Galériens lui volèrent ou non son manteau ; car Benengeli dit le pour et le contre. Oui, mon cher Sancho, il dit que vous aviez fait de votre manteau une manière de bissac où étaient les provisions de bouche que vous aviez pris aux Écclésiastiques qui accompagnaient le mort. Ce que les forçats, dit-il, ne s’avisèrent pas de dérober. Et puis oubliant cela, il ajoute dans la suite qu’ils volèrent votre manteau : quelle contradiction ! Par la gerni, interrompit l’Écuyer, voilà un franc veillaque d’Auteur de souffler ainsi le froid et le chaud. Il est bien vrai Messieurs que si les Galériens eussent tant soit peu flairé nos provisions, c’en était fait ; et par ma foi, mon manteau doit une belle chandelle à Dieu. Mais, mardi, je l’ai encore en dépit de tous les Arabes qui se mêlent d’écrire des histoires ; et quand je l’aurai porté encore dix ou douze ans, je l’enverrai à ma fille Sanchette, pour s’en faire un jupon de noce. Messieurs, dit le Comte, je demeure d’accord que ces remarques sont justes ; mais au bout du compte, vous ne critiquez que des bagatelles ? Que des bagatelles, répliqua le Comte ! Je soutiens qu’il y a des choses très solides. Quand il n’y aurait que l’examen que le Curé et le Barbier font des livres du Seigneur Don Quichotte ; il faut convenir que c’est un morceau de critique fort plaisant, très fin, et très judicieux. J’avoue qu’il est plaisant, dit Don Pèdre ; mais pour fin, non. Hé quelle finesse y a-t-il à dire qu’un livre est bon, et qu’un autre est mauvais ? Ah ! que dites-vous, repartit le Comte ? Le Curé fait la critique de chaque livre, et en dit du bien ou du mal avec un goût et un jugement admirable. Oui, vraiment ! reprit Don Pèdre en riant, et pour preuve de cela je me souviens que le Barbier prenant un livre et l’ouvrant dit : Voici Le miroir de la Chevalerie. J’ai l’honneur de le connaître, dit le Curé, et si j’en suis cru on ne le condamnera qu’à un bannissement perpétuel, parce qu’il a quelque chose de l’invention du Boiardo, d’où le chaste Arioste a aussi tiré la sienne. Pour cet Arioste, ajouta-t-il, si je le rencontre, et qu’il parle une autre langue que la sienne, qu’il ne s’attende pas à ce que je lui pardonne. Véritablement je le respecte fort en sa langue, et j’aurai toujours pour lui beaucoup de considération. Je l’ai en Italien, dit le Barbier ; mais je ne l’entends point. Tant mieux pour vous, répond le Curé, vous n’y perdez pas grand-chose. Est-ce là ce jugement admirable du Curé ? Il trouve l’Arioste excellent en Italien, et cependant il félicite le Barbier de ne l’entendre pas. Vous voyez bien que le Curé se contredit, et je ne vous conseille plus de vanter ses décisions. Pour moi, je n’en fais pas grand cas, surtout quand il fait grâce à La Galatée : Il devait la condamner au feu, pour se montrer Juge équitable et éclairé.

            Avec tout cela, Messieurs, dit le Comte, le Don Quichotte de Benengeli est incomparable. Les gens qui font profession d’avoir de l’esprit en ont tous porté ce jugement ; et vous aurez beau dire, je n’en démordrai point. Je n’en doute pas, dit Don Pèdre, on est rarement assez sincère pour avouer qu’on s’est mépris ; et qu’on a jugé témérairement d’un ouvrage d’esprit. C’est ce qui fait qu’on estime encore aujourd’hui plusieurs Auteurs anciens. On ne veut pas se dédire des premiers sentiments qu’on en a témoignés. Je vois bien, répliqua le Comte, que vous lisez les livres avec trop d’application, et qu’il n’y a peut-être pas une aventure dans celui-ci où vous ne trouviez des fautes de jugement. Mais avouez du moins que les nouvelles en sont admirables, et que votre critique les doit respecter. Je ne vous avouerai point cela, repartit Don Pèdre : et vous devez vous-même demeurer d’accord que l’histoire de la Bergère Marcelle est d’une longueur fatigante. Elle ne contient pourtant aucun incident, et tout le sujet est que cette Marcelle eut beaucoup d’amants, qu’elle les méprisa tous, et que par ses rigueurs elle fit mourir le Berger Chrysostome. Il n’y a personne qui ne sente les langueurs de cette histoire. Mais à propos de l’amoureux Chrysostome, parlons un peu, je vous prie, des beaux vers qui furent lus à son enterrement. Qu’en pensez-vous, Messieurs ? N’en avez-vous pas été charmés ? Ah ! vous m’en faites souvenir ! s’écria Don Carlos. Bon Dieu qu’ils sont… mais je n’en veux rien dire, puisqu’ils sont sous la protection de Monsieur le Comte. Oh ! pour les vers, dit le Comte, je vous les abandonne, Benengeli est un très mauvais Poète, je n’ai jamais pu goûter ses ouvrages en vers. Mais pour revenir aux nouvelles de son Don Quichotte, celle du Curieux impertinent m’a fait plaisir. Elle est bien écrite dit Don Pèdre, mais c’est un morceau détaché, une pièce postiche, et mal amenée. Il est vrai, répliqua le Comte ; mais vous savez qu’il y a quelquefois dans les livres des digressions qui sont plus agréables que les livres mêmes. N’importe, repartit Don Pèdre, c’est un défaut que Benengeli doit éviter, ce qu’il aurait pu faire sans grand effort d’imagination. Pour l’histoire de la belle Zoraïde et du Capitaine esclave, elle est encore trop diffuse : mais c’est le style de l’Auteur. Passons à celle de Dorothée. C’est où je vous attends, reprit le Comte. Je vous défie de trouver la moindre chose à critiquer dans celle-là. C’est ce qui vous trompe, répondit Don Pèdre. Écoutez-moi seulement sans préoccupation. Dorothée conte son histoire au Curé et à ceux qui étaient avec lui. Elle leur fait un détail de ses malheurs dans des termes qui les persuadent qu’elle est aussi vivement affligée qu’elle a sujet de l’être. Néanmoins le Curé ne lui a pas plus tôt appris que pour ramener le Seigneur Don Quichotte en son village il a dessein de déguiser le Barbier en Princesse, qu’elle s’offre d’elle même à faire ce personnage, assurant qu’elle le fera mieux que le Barbier. Je vous demande si Dorothée occupée de ses malheurs était dans une situation à jouer un rôle de Comédie ? Quand vous voulez que je pardonne ces défauts de jugement à l’Auteur de ce livre vous me faites souvenir de ces curieux de tableaux anciens ; si vous leur dites : Il me semble que ce tableau n’a pas un bon coloris ; il vous répondent : Ce n’était pas le talent du Peintre ; mais cette action est violente, ce raccourcissement forcé, il y a dans ce tableau deux jours différents : Il est vrai disent-ils, mais c’est une licence. Les grands Maîtres en ont quelquefois usé de la sorte. Ce n’est pas de cette façon qu’il faut regarder des tableaux tels que ceux-ci, il faut considérer l’ordonnance, le tout ensemble, et un je ne sais quoi qui est divin. Il n’y a rien à répliquer à cela, dit Don Alvar, et pour vous dire ce que je pense de l’histoire de Dorothée, elle me paraît presque toute hors du vraisemblable. Je ne crois pas qu’une jeune fille bien élevée puisse avoir assez de hardiesse et de résolution pour se déguiser en homme, et aller servir un Paysan au milieu d’une forêt affreuse. Je ne saurais croire non plus que Dorothée ait pu être trois mois chez le Paysan qu’elle servait, sans qu’on la connût pour ce qu’elle était. Quand sa beauté ne l’aurait pas trahie, elle avait des cheveux longs et en quantité : comment pouvait-elle les cacher sous sa capeline ? Ce n’est pas tout : on ne voit personne qui parle tout seul dans un désert, et encore moins qui parle assez haut pour être entendu distinctement de trente ou quarante pas. C’est pourtant ce que fait Dorothée. Elle parle toute seule dans la forêt, et le Curé et sa Compagnie, quoique fort éloignés d’elle, ne perdent pas un mot de ce qu’elle dit. Cela est bon dans le roman héroïque où le merveilleux est reçu : mais non dans le comique, où toutes les actions de la vie ordinaire doivent être représentées naturellement. Je ne finirais jamais si je disais tout ce qui me choque dans cette histoire. Et que pensez-vous de celle de Cardenio, dit le Comte ? Elle est plus vraisemblable, répondit le Grenadin. Cardenio ne fait rien qui ne soit possible. Vous avez raison, dit Don Pèdre, sa folie est bien imaginée, et parfaitement bien décrite : mais lorsque tout à coup, je m’aperçois qu’il n’est plus fou, sans qu’on me dise ce qui l’a rendu sage ; c’est un merveilleux que je ne comprends pas. Je le vois entrer en folie lorsque le Seigneur Don Quichotte lui parle de Romans, et bientôt après quand il voit jouer la Comédie de la Princesse Micomicona, dont il est même une espèce de personnage, il demeure fort tranquille. L’Auteur ce me semble, devait faire réflexion sur ce grand changement ; car il n’était rien arrivé à Cardenio qui pût lui avoir remis l’esprit. Il n’avait point encore retrouvé sa Luscinde. Au contraire, les aventures de Dorothée dont il avait ouï le récit, et qui avaient du rapport avec les siennes, avaient dû l’émouvoir beaucoup ; et dans la suite, lorsqu’il voit Don Fernand son mortel ennemi, le fatal auteur de ses peines, ne doit-il pas vraisemblablement devenir furieux ? Qui l’avait guéri si parfaitement ? Enfin, j’ignore pourquoi Benengeli a négligé de nous rendre compte de cela. Je veux bien lui pardonner toutes les circonstances inutiles qu’il a coutume de rapporter dans le récit d’une aventure, pourvu qu’il n’oublie pas les nécessaires. Messieurs, dit alors le Comte, je commence à croire que vous avez raison ; et je vois bien que les livres sans défaut sont plus rares que je ne pensais. Je vous jure que désormais je lirai plus attentivement les ouvrages de l’esprit ; et je ne donnerai pas si brusquement mon approbation. Après cet entretien, ils se levèrent de table et remontèrent dans la chambre du Peintre. Pour Sancho, il suivit les Pages de Don Alvar, et alla dîner avec eux."

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