Critique de Dom Guichotte,
par Pierre Perrault (1679)



Il existe deux sortes d’histoires inventées[1]

 

"Il faut encore remarquer une chose qui est que ceux qui écrivent des histoires inventées en écrivent de deux sortes, dont j’appelle l’une Poétique et l’autre Comique, quoique l’une et l’autre soient poétiques puisqu’elles sont toutes deux inventées et feintes. Celle donc que j’appelle Poétique représente des faits héroïques de grands princes ou des amours de berger illustres, et cela avec des ornements non seulement d’éloquence mais même de fiction hardies qui vont au merveilleux. Et à cause de ces fictions et autres ornements qui sentent la poésie l’on appelle ces ouvrages-là des poèmes quoiqu’ils soient écrits en prose, et en faveur de ce titre de poème l’on permet aux auteurs de supposer des choses extraordinaires soit pour la valeur de leurs héros soit pour la beauté de leurs héroïnes soit pour leurs aventures. L’on admet des déguisements, des enlèvements, des captivités. L’on les suppose entendre et parler toutes sortes de langues, l’on leur donne des richesses, des pierreries à point nommé, l’on leur fait faire des vers sur-le-champ, chanter des sonnets sur des musettes, et se répondre l’un à l’autre en vers à l’improviste, et cent autres choses que l’on sait bien ne se pouvoir faire et ne se faire point dans le cours ordinaire de la vie. Et cette conduite est celle des Romans de chevalerie aux enchantements près. L’autre manière d’écrire des histoires inventées que j’appelle Comique, qui est pourtant poétique de même que l’autre, comme je l’ai dit, et que j’appelle de la sorte pour me faire mieux entendre ; cette manière dis-je, Comique, est tout opposée à celle-là, car elle ne représente rien qui ne soit naturel et conforme à la façon ordinaire de vivre sans exagération, sans figures, sans hyperboles, sans fictions. Et autant que toutes ces choses-là servent d’ornement au Poétique, autant sont-elles un reproche au Comique quand elles s’y rencontrent. Ces deux manières se peuvent comparer aux portraits que l’on fait pour les dames, les uns les représentent en habit de couleur, avec l’arc et le carquois rempli de flèches, qu’elles n’ont peut-être jamais vu, avec de gros diamants et de grosses perles qui n’ont point leurs pareilles au monde ; les autres les représentent avec des habits sérieux comme ceux que portent ordinairement celles de leur qualité sans autres ornements que ceux qui sont ordinaires. Ces deux manières de portraits quoique beaucoup différents ne laissent pas d’êtres approuvés chacun dans leur espace : dans les uns l’on loue l’esprit et l’invention du peintre qui a joint à la vérité de la ressemblance du visage des ornements d’habits qui quoiqu’imaginaires et extraordinaires accompagnent agréablement cette ressemblance ; dans les autres l’on loue aussi non seulement cette ressemblance de visage mais aussi celle des habits au naturel qui représentent en tout et partout la personne qu’on a voulu peindre. Mais il faut remarquer aussi qu’on ne doit pas confondre ces deux manières, et qu’il serait ridicule de donner à la dame qui est peinte en Diane une cravate ou mouchoir de point de France avec un éventail ou un manchon, ni à celle qui est habillée comme l’est une dame de sa qualité un arc et un carquois avec une levrette. Supposant donc ces deux manières d’écrire des histoires, n’est-il pas vrai que notre auteur a dû choisir pour la sienne celle que j’appelle Comique et non la Poétique ? Et s’il a choisi la Comique comme il est facile de le juger, ne l’a-t-il pas dû rendre conforme à la vérité ? Ne l’a-t-il pas dû rendre possible en toutes ses parties ? Et n’a-t-il pas dû en bannir tout le merveilleux ? Ne faire que des incidents ordinaires, ne se servir que de raisonnements simples, et tels qu’on les fait dans le cours de la vie, tous les personnages qu’il a introduits n’ont-ils pas dû suivre ces règles ? N’ont-ils pas dû raisonner ordinairement, penser comme les autres hommes, parler de même, avoir les mêmes désirs, les mêmes considérations et précautions ? Leur est-il permis de faire des déguisements ? Les filles peuvent-elles courir les champs habillées en homme, servir chez des laboureurs durant plusieurs mois comme des garçons sans être reconnues, conserver pourtant leurs cheveux de fille sans qu’on s’en aperçoive, conserver aussi et parmi les fatigues et la servitude, au soleil et au hâle, une beauté merveilleuse, qui pourtant ne se voit point par ceux avec qui elles sont tous les jours, mais par les étrangers quand il en est besoin comme si elles avaient des masques postiches de beauté. Avoir des cassettes pleines d’habits magnifiques, se retirer dans des déserts affreux, parler tout haut aux rochers et leur conter ses déplaisirs ; puis tout d’un coup oubliant ces sujets de tristesse et de désespoir, jouer la comédie en ce lieu-là même, se déguiser en princesse fabuleuse, et aller conter des folies à un fou ? Vous voyez bien que je veux parler de l’histoire de Dorothée qui est un des personnages actuels du gros [sic] de celle de ce livre. Je vous demande si l’on vit de la sorte dans le monde, connaissez-vous quelqu’un à qui semblable chose soit arrivée ? Ces choses-là ne sont-elles pas de la qualité de celles qu’on voit dans les Romans Poétiques, et ressemblent-elles à une histoire comique qui doit en tout et partout être conforme à ce qui a coutume de se faire et d’arriver dans le cours ordinaire de la vie ? "

 

 

L’épisode des galériens[2]

 

"Néophile : – Voyons ce que vous direz de cette aventure des galériens. Je crois, comme je vous l’ai dit, qu’elle vous satisfera plus que les autres ; elle plaît à tout le monde, elle est bien inventée et pleine d’une grande diversité.

Eudoxe : – Et moi j’ai un sentiment tout contraire et je vous ferai voir clairement qu’il n’y a rien de plus mal inventé, de moins vraisemblable, et où il y a plus de contradiction dans les faits qui y sont rapportés. Examinons-la par ses parties.

            Don Quichotte rencontre une chaîne de galériens. Vous remarquerez, premièrement, qu’ils ne sont que six en tout et que l’on ne mène point de chaîne si faible à cause des frais qui sont grands. Cervantès dit pourtant qu’ils étaient jusqu’à douze, mais passons, cette chaîne était conduite par quatre hommes, deux à cheval et deux à pied. Les hommes de cheval avaient des escopettes à rouet, notez ce pluriel, les hommes de pied avaient des épées et des demi-piques, notez encore cela. Don Quichotte s’approche d’eux et sait si bien, par ses douces paroles, les persuader, qu’ils font arrêter leur chaîne et lui permettent d’interroger les galériens l’un après l’autre sur le sujet de leur condamnation, à qui ils satisfont chacun, comme il se voit dans le livre. Je ne sais si vous serez de mon avis, et si vous trouvez bon ce que dit Don Quichotte au sujet de ce galérien à grande barbe, et du crime pour lequel il avait été condamné, qui était de s’être mêlé de favoriser la débauche de la jeunesse. Et si la défense qu’il entreprend de ce beau métier est honnête, et s’il est vrai qu’il soit nécessaire en une république bien ordonnée, comme il le dit, pour moi je trouve cela infâme. Je vous en ai déjà parlé, il appuie trop sur cet endroit et se met trop en peine de persuader que cette profession devrait être exercée par des gens biens nés ; Ce qu’il dit encore à propos des sortilèges pour se faire aimer, qu’il n’y a point de sorcier au monde qui puisse forcer la volonté puis que nous avons un libre arbitre est bien froid et hors de propos, c’est un petit lieu commun bien tiré par les cheveux ; Enfin, il prie ces gardes de donner la liberté à ces pauvres gens, et comme ils n’en veulent rien faire, il les attaque, et avant qu’ils se puissent mettre en défense Il en renverse un par terre bien blessé  d’un coup de lance, Et bien en prit à Don Quichotte que c’était celui qui portait l’escopette (il en devait pourtant rester encore un avec une escopette). Le reste des gardes demeura fort étonné de cet accident qu’ils n’avaient pas prévu, et revenant à eux, ceux qui étaient à cheval (notez ce pluriel, car il ne devait plus y en avoir qu’un puisque l’autre avait été renversé par terre) mirent la main à l’épée, ceux qui étaient à pied prirent leurs demi-piques, et vinrent sur Don Quichotte qui les attendait tranquillement, et l’affaire se serait mal passée pour lui dit l’auteur si les galériens ne se fussent servis de l’occasion qui se présentait à eux de se mettre en liberté, commençant à rompre leurs chaînes. Le trouble fut tel que les gardes occupés aux galériens qui se détachaient, et à attaquer Don Quichotte, qui les attaquait aussi, ne purent rien faire qui leur servît. Sancho aida de son côté à Ginés de Passamont pour se détacher, aussi fut-il le premier qui se trouva libre. Il courut au garde tombé par terre, lui ôta son épée et son escopette dont il couchait en joue tantôt celui-ci, tantôt celui-là, sans pourtant la détacher. Enfin il ne resta pas un garde, tous s’enfuirent tant de l’escopette de Passamont que des pierres que leur jetaient les forçats déjà détachés et en liberté. Croyez-vous qu’homme bâti comme l’était Don Quichotte armé de sa vieille cuirasse avec une casaque par-dessus, une lance de branche d’arbre mal façonnée, arme dont on ne se servait plus en Espagne en 1574, un bassin de barbier sur la tête, monté sur un vilain cheval las et harassé, suivi d’un paysan avec un méchant manteau (si pourtant il en avait un, mais puisqu’on dit qu’il lui fut pris en cette révolte, posons qu’il en avait un) monté sur un âne, croyez-vous, dis-je, qu’un homme en cet équipage, et avec une telle suite, ait pu persuader des conducteurs de galériens, d’arrêter leur chaîne, pour être interrogés par lui ? Ces gens-là savent trop bien leur métier. Ils ne se laissent jamais approcher par personne ni ne souffrent qu’on approche de leurs forçats. Ils n’ont d’armes presque que pour cela et sont toujours sur la défiance de tout ce qu’ils rencontrent. Cela est donc fort mal pensé. Y a-t-il aussi apparence que dans le temps que ce garde blessé est jeté par terre et qu’il se relève […] que dans si peu de temps, dis-je, les galériens aient pu rompre leurs chaînes ? Quels outils leur furent donnés alors pour cela ? Et ce Ginés de Passamont qu’il a dit être enchaîné différemment des autres avec une chaîne au pied si grande qu’elle lui entortillait tout le corps, deux carcans au cou, l’un attaché à la chaîne, l’autre de ceux qu’on appelle garde-ami, auquel tenaient deux fers qui descendaient jusqu’à la ceinture, où étaient attachées deux menottes qui lui tenaient les mains ferrées de deux gros cadenas, de sorte qu’il ne pouvait ni porter ses mains à sa bouche ni baisser la tête pour atteindre ses mains, a-t-il pu en si peu de temps rompre tant de chaînes de fer, de cadenas, de carcans, de menottes ? Et Sancho qui lui aidait, comme dit l’auteur, avait-il des limes, des marteaux, des tenailles pour cela ? Et quand il en aurait eu, avait-il assez d’adresse pour s’en servir avec tant de subtilité que, dans le temps qu’un homme tombe de cheval et se soulève, tout soit rompu et qu’un homme enchaîné de la sorte se trouve si tôt en liberté. Cela est contre toute vraisemblance et du tout impossible, quand même chaque forçat aurait eu un serrurier fourni de toutes sortes d’outils avec les clefs des cadenas."

 



 [1] Voir Pierre Perrault, Critique de Dom Quichotte [1689], introduction, édition et notes de Maurice Bardon, Paris, Presses Modernes, 1930 , p. 116-120.

 [2] Voir Pierre Perrault, éd. citée, p. 136-141.

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