Jean-Marc Pelorson,

El Desafío del Persiles (Anejos de Criticón 16), 

Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 2003.


Le dernier ouvrage de Cervantès, achevé dans l’urgence à la veille de sa mort, est le fruit d’une longue maturation et d’une méditation de plus de dix ans, sans doute amorcée avant 1605. Le but de cet ultime projet – « competir con Heliodoro » – annoncé en 1613 dans le prologue des Nouvelles exemplaires, fut le dernier défi de l’écrivain qui, en 1615, dans la dédicace au Conde de Lemos pour la seconde partie du Quichotte, présentait son dernier roman comme « o el más malo o el mejor que en nuestra lengua se haya compuesto ».

Los trabajos de Persiles y Sigismunda connut un large succès jusqu’au xviiie siècle – pour s’en convaincre, il n’est que de relever le nombre important d’éditions et de traductions en diverses langues – et recommence, après une large parenthèse, à intéresser la critique littéraire contemporaine.

L’ouvrage de J.-M. Pelorson ne cherche pas à être exhaustif sur la question mais s’efforce, en partant toujours de l’œuvre, de présenter certains problèmes, d’exposer les solutions proposées par les commentateurs et de suggérer de nouvelles interprétations, face aux préjugés, topiques et lectures schématiques dont le roman a été longtemps victime.

 

Un roman plein de surprises

J.M. Pelorson s’intéresse tout d’abord à l’architecture apparente de l’œuvre.

1. une étrange dédicace, dans laquelle l’auteur se présente comme un mourant toujours animé d’une foule de projets.

2. un prologue tout aussi étrange puisqu’il ne parle pas de l’œuvre : un certain Miguel de Cervantès répète qu’il est en train de mourir, mais dans un style très serein.

3. le roman lui-même, organisé suivant un schéma binaire simple : deux parties divisées chacune en deux livres. Toutefois, le quatrième et dernier livre présente un déséquilibre quantitatif. Il ne compte que quatorze chapitres, contre une vingtaine pour chacun des trois premiers livres. La taille des chapitres peut variable ; leur numération est parfois cardinale, parfois ordinale ; à certains ont été ajoutées des épigraphes. Le titre de l’œuvre, « la historia de los trabajos de Persiles y Sigismunda » est rappelé au début de chaque livre, mais à partir de la seconde partie, l’auteur introduit le sous-titre « historia septentrional », de manière un peu contradictoire : c’est précisément le moment où l’action quitte les régions septentrionales et où le voyage terrestre d’Ouest en Est, du Portugal à Rome, remplace le périple maritime du Nord au Sud. Le pèlerinage à Rome des deux héros constitue l’élément principal du roman, trame sur laquelle se greffent d’autres récits plus ou moins hétérodiégétiques. Il en résulte une certaine confusion, surtout dans la première partie où alternent paysages nordiques, histoires de l’Europe méditerranéenne et passages déconcertants : loup qui parle en castillan (I, 5), voyage d’un Italien, accompagné d’une sorcière mi-femme, mi-loup, en tapis volant, de Sienne jusqu’à la Norvège (I, 8), Norvégiens qui sortent en plein jour dans les rues avec des torches, escadron de femmes qui massacrent l’équipage d’un bateau (II, 14), serpent monstrueux qui engloutit un marin (II, 15), vieux roi libidineux mettant le feu à son propre château (II, 17), soldats à ski qui hurlent des ordres en polonais (II, 18), jeune homme qui réussit à faire sauter un cheval indomptable d’une montagne sur la mer gelée (II, 20). Dans la seconde partie, dont l’action se situe dans des régions plus connues, les situations étranges sont tout aussi nombreuses : une femme qui vient d’accoucher se cache dans le tronc d’un chêne (III, 2), un fou veut précipiter sa famille du haut d’une tour (III, 14), une jeune veuve conserve la tête de son défunt mari et s’introduit une nuit dans la chambre où dort le fils, extraordinairement beau, de l’assassin de son mari (III, 16), une sorcière, par ses sortilèges, fait perdre à Sigismunda sa beauté (IV, 9) et, lorsqu’elle la retrouve, l’héroïne n’éprouve plus le désir de se marier (IV, 10).

 

Le problème de la genèse

De nombreuses hypothèses ont été proposées pour expliquer la genèse du Persiles. On admet généralement que Cervantès s’est inspiré de certains livres récemment parus : la date de publication constitue alors un terminus post quem acceptable pour la période de gestation du Persiles. Schevill et Bonilla, dans leur édition de 1914, affirment que les Comentarios reales de Garcilaso de la Vega seraient la source certaine du roman : le Persiles n’aurait donc pu être mis en chantier avant 1609. Mais C. Romero Muñoz considère que la diversité des sources potentielles est trop grande pour que celles-ci puissent constituer un argument absolument convaincant pour l’élaboration d’une théorie générale sur la genèse du Persiles. En effet, on ne saurait exclure la possibilité que le manuscrit ait été remanié après la parution de tel ou tel ouvrage et le projet initial modifié plusieurs fois avant la parution définitive.

Le Persiles a sans doute connu une élaboration lente et accidentée, précipitée par la dégradation de la santé de l’auteur : la phase finale de rédaction a représenté une course contre la mort pour Cervantès, épuisé par l’effort intense fourni pour terminer la seconde partie du Quichotte et poursuivre la Galatea.On peut retenir l’existence d’un « projet Persiles » qui remonterait à l’époque, antérieure à 1605, où Cervantès rédigeait la première partie du Quichotte. En effet, au chapitre 47, après que le curé a raconté à un chanoine l’incendie de la bibliothèque de l’hidalgo, ce dernier lui réplique que, malgré tout le mal qu’il pense lui aussi de cette littérature, il s’y trouve néanmoins quelques bons éléments, comme le canvas qu’ils offrent à une belle intelligence pour qu’elle pût se révéler et se déployer. « Il ouvre une longue et spacieuse carrière où, sans nul obstacle, la plume peut librement courir, peut décrire des naufrages, des tempêtes, des rencontres, des batailles ; peut peindre un vaillant capitaine, avec toutes les qualités qu’exige une telle renommée, habile et prudent, déjouant les ruses de l’ennemi, éloquent orateur pour persuader ou dissuader ses soldats, mûr dans le conseil, rapide dans l’exécution, aussi patient dans l’attente que brave dans l’attaque. L’auteur racontera, tantôt une lamentable et tragique aventure, tantôt un événement joyeux et imprévu ; là, il peindra une noble dame, belle, honnête, spirituelle ; ici, un gentilhomme chrétien, vaillant et de belles manières ; d’un côté, un impertinent et barbare fanfaron ; de l’autre un prince courtois, affable et valeureux ; il représentera la loyauté de fidèles vassaux, les largesses de généreux seigneurs ». Tous ces éléments font écho à plusieurs passages du Persiles et laissent à penser qu’en 1605 Cervantès avait commencé, sinon à écrire ce qui constituerait son ultime roman, du moins à réfléchir à la trame narrative.

 

L’ancrage historique de la fiction

J.-M. Pelorson rappelle que C. Romero Muñoz envisage surtout la question du temps historique auquel pourrait se rattacher la fiction, mais aussi celle du temps du récit pour calculer la durée de l’action du roman – qu’il estime à environ deux ans –, du départ de Thulé jusqu’à l’arrivée à Rome. Selon Pour lui, ces deux années correspondent historiquement à une période allant de l’été 1557 à l’été 1559. D’autres commentateurs ont avancé d’autres dates. Si l’on part du texte même, la première partie n’offre que peu d’éléments pour ancrer la fiction dans l’Histoire : les îles barbares du Nord et l’île de Policarpo semblent dépourvues de référent tant géographique que chronologique. La première allusion historique claire apparaît à la fin du deuxième livre (II, 21) lorsque le prince danois Arnaldo annonce la mort de Charles Quint (21 septembre 1558). Mais la question demeure de savoir combien de temps cette nouvelle a mis pour parvenir jusqu’aux protagonistes. Le récit du Polonais (III, 6) fait référence à l’installation récente « de la cour du grand Philippe Trois » à Madrid (1606). L’écart d’un demi-siècle entre ces deux dates est certes important, mais C. Romero n’en estime pas moins que le Persiles présente une cohérence chronologique fondamentale qui permet rattacher la fiction aux années 1558-1559. Plusieurs éléments nous montrent que l’action se situe dans un temps relativement éloigné de l’époque de la rédaction – allusion à la publication des œuvres de Garcilaso de la Vega (III, 8), recours à la prophétie dans le roman pour évoquer des événements de la seconde moitié du xvie siècle – mais on ne peut qualifier le Persiles de « roman historique » car cette variante du roman d’aventures n’est apparue qu’au xixe siècle avec le mouvement réaliste.

 

La désorientation géographique

Alors que toutes ses fictions antérieures parcouraient le monde ibérique et méditerranéen, le dernier roman de Cervantès est une « historia septentrional ». Cet exotisme nordique rappelle l’exotisme africain introduit par Héliodore dans Les Éthiopiques. On retrouve également, comme dans le roman grec, des ekphraseis, c'est-à-dire des passages descriptifs qui introduisent une pause dans le cours du récit : évocation par le narrateur, à la première personne, de l’oie barnache – « el pájaro barnaclas » – servie comme met aux pèlerins (I, 8). Les controverses sur les sources d’inspirations de Cervantès sont sans fin : le texte lui-même, évasif ou contradictoire, invite au débat. Hibernia ne doit pas être confondue avec l’Irlande ; Léopold, roi des Danois, n’est pas danois ; Golandia est trop septentrionale pour être assimilée au Gotland baltique ; où se situe Thulé ? L’itinéraire des pèlerins est davantage réaliste dans la seconde partie. Certains commentateurs soulignent même que, à l’exception des localités de l’épisode français, les lieux cités, très touristiques, ont pu être visités par l’auteur. Toutefois, ce décor, pour être moins utopique, n’en est pas moins propice à la rêverie que les paysages les plus exotiques de la première partie.

 

L’unité du roman

L’aspect sans doute le plus déconcertant du roman est la prolifération de trames romanesques secondaires plus ou moins hétérodiégétiques qui, dans les trois premiers livres, surgissent et s’intercalent dans la trame des événements principaux : épisodes de Rutilio (I, 8-9), de Clodio et Rosamunda (I, 14), d’Antonio et Ricla (I, 6), de Manuel de Sosa et Leonora (I, 10), de Ladislao y Transila (I, 12), des deux couples de pécheurs (II, 10), de Renato et Eusebia (II, 19), de Rosanio et Feliciana de la Voz (III, 5), d’Ortel Bandedre et Luisa (III, 7), de Tozuelo et Mari Cobeña (III,8), du comte et Constanza (III, 9), de Contarino de Arbolánchez et Ambrosia Agustina (III, 12), d’Antonio et Felix Flora (III, 15), de Croriano et Ruperta (III, 17), d’Andrea Marulo et Isabela Castrucho (III, 19). Cette multiplicité des récits intercalés n’étonnera pas les lecteurs de la Galatea et de la première partie du Quichotte, qui fourmillent d’histoires secondaires. On se souvient toutefois que dans la seconde partie du Quichotte (II, 44) l’auteur, par l’intermédiaire de Cid Hamet Benengeli, décidait à ne plus intercaler de récits indépendants dans la trame principale.Comment interpréter alors ce retour, dans le Persiles, à des pratiques apparemment abandonnées en 1615 ? Sans doute Cervantès estimait-il que les nouvelles gagneraient à s’émanciper d’une trame principale qui accaparerait l’attention du lecteur, au détriment des récits intercalés. Le romancier publie d’ailleurs en 1613 ses Nouvelles exemplaires sans les inclure dans un ensemble narratif plus vaste. Le retour à l’hétérogénéïté dans le Persiles a été perçu par certains comme l’aveu que le récit des aventures des deux héros n’était pas suffisant en soi. D’autres commentateurs ont proposé une lecture allégorique qui permette de dépasser l’hétérogénéïté diégétique et thématique de l’ensemble : le fil conducteur du pèlerinage (A. Vilanova) ; la chaîne de l’Être dont chaque histoire constituerait un maillon (J.-B. de Avalle-Arce) ; le jeu des contrastes entre expériences positives et négatives (A. Forcione).Cependant, le niveau d’abstraction qu’atteignent ces grilles de lecture ne peut rendre compte de la richesse concrète et ambiguë du roman. Dans cette optique, M. Blanco attribue à Cervantès la volonté de faire un éloge de la diversité – à la manière du chanoine dans la première partie du Quichotte – qui transforme le Persiles en une joyeuse école de liberté créatrice et un riche atelier d’écriture.


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[ Fiche de lecture: Héloïse Daubert ]