José ORTEGA Y GASSET,
Meditaciones del Quijote
,
Madrid, Cátedra (Letras Hispánicas n° 206), 2005, 255 p.


Le philosophe et essayiste espagnol José Ortega y Gasset (1883-1955), propose dans ce livre une série de réflexions sur les genres littéraires, et cherche à élucider ce qu'est le roman moderne. Or sa visée ultime est avant tout d'aborder un problème que la culture espagnole doit résoudre de toute urgence car il en va de son identité. D'après Ortega, pour se poser la question de l'Être de l'Espagne, il faut aller interroger la source première de sa vie : Le Don Quichotte.


Dans l'introduction Ortega présente ses méditations comme une série d’essais qui traitent de la réalité espagnole. Il souligne que leur valeur ne tient pas tant aux informations que le lecteur y trouvera qu’à l’émotion qui l’a poussé à les écrire, à savoir, un mouvement d’amour intellectuel au sens spinozien [1]. Pour l'auteur, c’est ce genre d’amour qui permet la fusion de l’être humain avec les choses. Et cela non pas dans le sens de l’utilité que l'on peut tirer des choses mais dans celui de la compréhension que l’on peut en avoir. Il s’agit d’aller au-delà de la superficie des choses pour comprendre leur essence. Si la haine est la source de l’incompréhension des choses, l’amour établit des ponts essentiels entre le sujet qui aime et l’objet aimé, au point que celui qui aime, en aimant, rend la chose aimée essentielle pour sa vie, et amplifie ainsi son être individuel. Ortega signale qu’aimer équivaut à comprendre. Pour Ortega la philosophie est la science qui tâche de comprendre ce qui relie les choses, c’est donc un amour qui a vocation à se répandre dans son effort de comprendre les liens entre celles-ci. L’homme n’est pas à même d’exploiter à fond ses capacités s’il ne tâche pas de comprendre la multiplicité des circonstances qui l’entourent (celles-ci étant d’ailleurs les liens entre l’individu et son monde). Si dans les circonstances se manifeste l’immédiateté de la vie, c’est par rapport à elles que nous devons être attentifs aux besoins de notre vie. Pour Ortega la vie réside dans l’effort permanent de création, dans la capacité à apprécier le passé sans pour autant le diviniser, afin de ne pas nous aveugler face à la Réalité de la vie présente. La véritable réalité humaine ne doit pas être une abstraction mais une expérimentation dans le présent, les conquêtes du passé doivent permettre de conquérir le présent. Le philosophe nous invite à considérer les savoirs cristallisés en abstractions et toute culture livresque comme des instruments pour agir toujours dans notre quotidien.

 

Pour Ortega une vie humaine est toujours une perspective spécifique adoptée sur le monde. Suivant cette idée, il conçoit un héroïsme qui consiste à être capable de tirer profit des circonstances les plus simples de la vie, de nos réalités les plus familières, pour en dégager la vie qui s’y cache ; il s’agit d’un héroïsme du détail, qui accorde leur juste valeur à l’ici et au maintenant de noter vie quotidienne. Ainsi, il note que l’esprit du peuple espagnol a oscillé depuis plusieurs siècles entre deux types d’approches de son passé : l’une, réactionnaire, qui idéalise les images glorieuses de son histoire tout en méprisant le présent (ce qui établirait un lien mort avec le passé). L’autre, qui tout en sachant maintenir vivant le passé sait aussi accorder en même temps sa juste valeur aux circonstances présentes. Comment cultiver cette dernière possibilité? L'auteur fournit l'exemple du travail du critique littéraire, qui devrait consister à savoir aimer les œuvres quelle que soit leur valeur, et non pas à se poser en juge chargé de distinguer les bonnes des mauvaises. Il est censé aiguiser la capacité interprétative des lecteurs par rapport à un ouvrage donné. Le travail critique doit être toujours affirmatif et  renforcer la puissance d’affirmation que l’ouvrage pose déjà.

 

Ortega met ensuite en pratique sa conception de critique littéraire : il se penche sur le Don Quichotte, en faisant quelques considérations fondamentales de ce que représente pour lui le héros de ce roman. Don Quichotte serait une espèce de Christ serein, ridicule, confronté aux angoisses modernes, perçu à une époque donnée par un peuple particulier, le peuple espagnol du temps de Cervantès. Selon Ortega, on ne peut considérer aucun auteur, aucun personnage et aucun ouvrage comme des abstractions déconnectées de leurs leur contexte particulier. Ainsi, dans la mesure où tout auteur a vécu une vie singulière, chacun de ses ouvrages devra être considéré comme une condensation particulière de sa relation particulière avec le monde. Don Quichotte, et plus encore le personnage qui en est le héros seraient ainsi des cristallisations de l’être spirituel de Cervantès, des modalités particulières de son style.

 

Méditation préliminaire : sections 1, 2, 3, 4 

 

Pour Ortega la véritable méthode philosophique est l'exercice du bon pédagogue qui n'explicite jamais une vérité mais, à la manière de la maïeutique de Platon, y fait allusion afin que l’élève puisse la découvrir par lui-même. Ortega établit deux types de visions : l’une passive, qui correspond à nos perceptions des superficies, et l’autre active, qui suscite un effort de notre part. Dans le premier cas, les choses s’imposent à nous avec leur réalité pressante (les besoins vitaux comme la faim) ; dans le second cas, le sujet doit s’efforcer de les chercher (la justice, l’art, la science, la religion). La vision active est par essence interprétative. S'appuyant sur Platon, il compare la vision passive aux sensibles (terme platonicien pour désigner ce qu’on voit à travers nos sens) et la vision active aux intelligibles (terme platonicien pour désigner ce qui est du domaine de l’intellect, c'est-à-dire, les idées). Or en réalité les deux visions sont liées, la perception est directement reliée à la formation des idées.

 

Sections 5, 6, 7 et 8  

 

Tout peuple bien conformé passerait par des périodes de grande vitalité suivies par des périodes de calme réflexion. Or le peuple espagnol serait passé pour sa part de périodes d’un dynamisme presque héroïque à des périodes de léthargie accompagnées d'une absence complète de réflexion. Pendant la Restauration (2nde moitié du XIXe Siècle), la nation espagnole se serait plongée dans une rêverie végétative. La médiocrité, à cette époque, dans tous les domaines en général, et dans la vie culturelle en particulier, expliquerait que le Don Quichotte n’ait pas été considéré à sa juste valeur. Pour Ortega c’est de façon impropre que l’on parle de culture latine, il serait plus juste de parler de culture méditerranéenne. Au fond, Ortega juge la Grèce de l’Antiquité comme le noyau de la culture européenne. Aussi, les moments les plus éminents des nations européennes dans le domaine de la pensée (Galilée, Descartes, Kant, Leibniz, Rousseau) seraient issus de la résurgence de la culture grecque : or au fil des siècles ces deux grands types de culture européenne se sont métissés et propagés dans toute l’Europe. L’esprit grec (dont l’esprit germanique serait la reprise la plus fidèle) trouve dans le domaine de la pensée la possibilité de s’épanouir, ainsi que dans l’art. En effet, l’esprit grec s’intéresse plus à l’idée qu’au sensible, où il manifeste de la maladresse. En revanche, l’esprit méditerranéen (assez maladroit dans le domaine de la pensée) aurait trouvé à l’inverse le moyen de s’épanouir dans l'exploration du sensible. Or, selon Ortega, c'est à travers Cervantès que cet esprit aurait atteint son apogée, car le Quichotte donnerait naissance à un pur tableau du visible.

 

Sections 9, 10, 11 et 12

 

En ce sens, Ortega distingue deux types d’hommes : les méditatifs et les sensuels ; les premiers (investis par l’esprit grec et Germanique) seraient attirés par la profondeur des choses, les seconds (investis par l’esprit méditerranéen ou latin) par leur superficie. Si l’organe des méditatifs est le concept, celui des sensuels est l’ensemble de nos sens. Ainsi il établit une différence entre la perception sensorielle immédiate d’une chose donnée et le processus de découverte de sa  signification. Car une chose est de percevoir un objet en essayant de l’isoler (par un effort d’abstraction) des autres objets qui l’environnent, et autre chose est de comprendre le tissu de relations que ce même objet entretient avec les autres. Ortega signale ainsi que cet effort d’attention qui nous permet de découvrir ce tissu de relations est un geste d’amour. Car plus on accorde d’attention à un objet plus on fait de lui « […] le centre virtuel du monde »[2]. Ainsi découvrir et comprendre les relations qu’entretiennent entre eux les objets revient à découvrir l’ordre sous-jacent de la nature, et à comprendre qu’il n’y a pas simple juxtaposition mais structure. Ortega considère que Platon avait raison quand il « […] voit dans l’Eros un élan qui conduit à relier les choses entre elles. [3]

 

Pour Ortega le rôle du concept n’est pas celui de remplacer l’intuition (la perception sensorielle), mais plutôt de répéter la chose perçue dans notre pensée, et surtout, d’augmenter le champ de vision de nos sens. Le concept permet de comprendre les limites apparentes qui existent entre les choses, et de saisir leurs relations. Le pouvoir du concept est de relier les choses pour les cerner dans notre esprit et de disposer ainsi d’un pouvoir de fixation pour contrer le caractère fugace des impressions sensibles. Mais le concept ne doit pas et ne peut pas substituer le rôle de l’impression sensible. Il complète plutôt la réalité que celle-ci nous donne : « Seulement la vision au moyen du concept est une vision complète. »[4]

 

Ortega signale qu’une des constantes dans l’histoire de la culture espagnole est l’oubli. C’est la raison pour laquelle, d’après lui, tous les hommes de génie espagnols ont dû repartir de zéro. Les grand pas réalisés par les grands auteurs Espagnols s'évanouissent du fait qu’ils n'explorent que le monde des impressions sensibles. Pour Ortega cela explique le manque d’assurance qui se dégage de toutes les œuvres culturelles espagnoles. Ortega considère que le concept serait l’instrument qui permettrait de donner plus de clarté et de fixer les grands acquis de la culture espagnole, afin de poser les bases d’une future affirmation de l’être espagnol.

 

Sections 13, 14, 15

 

D'après l'auteur, tout artiste doit pouvoir disposer des clés de lecture de ses propres ouvrages, c’est-à-dire de la base conceptuelle qui synthétise la singularité de sa propre expression artistique. Ainsi l’artiste doit se donner les moyens de devenir pleinement conscient de son travail ; ce qui veut dire que tout travail artistique doit s’accompagner d’une méditation philosophique. Or d’après Ortega l’Espagne n’aurait pas encore enfanté un artiste en mesure de mener à bien cette tâche.  Précisément, le Don Quichotte incarnerait cette réalité de l’être espagnol et des artistes Espagnols en général qui, bien qu’arrivant à synthétiser l’essence de leurs impressions sensuelles à travers leurs ouvrages, n’arrivent pas à la capturer conceptuellement et à en rendre compte explicitement.

Pour Ortega chaque peuple incarne un type spécifique de vie socioculturelle. Chaque peuple enfante donc des artistes, qui, à leur façon singulière rendent compte de l’essence du peuple dont ils sont issus. Or il faut que les artistes en sus de l’élaboration des images résultant de leur compréhension du monde (ou plutôt de la compréhension que le peuple, dont ils sont issus, a du monde), explicitent conceptuellement cette même vision. Cela afin que le peuple devienne conscient de lui-même, donc de son essence, et qu'à partir de cette prise de conscience, il soit en mesure de diriger son histoire, d’accomplir son destin singulier. Ortega pense qu'il est de première importance de saisir le caractère contradictoire de la culture espagnole. Pour lui chaque peuple, exprime une manière de vivre qui enrichit et renouvelle le monde entier. Or l'expression singulière de chaque peuple est un idéal, un destin, un devoir- être qui peut se vicier par des causes extérieures. D’après le philosophe, l'expression idéale de l'Espagne (son essence) n'aurait pas pu se développer adéquatement. Un des rares moments où elle a pu la manifester a été le moment Cervantès. Son œuvre aurait condensé une philosophie, une morale, une science, une politique essentiellement espagnoles. Le projet d’Ortega est donc de réussir à découvrir la spécificité de Cervantès pour susciter des nouveaux contacts avec l'essence espagnole. C'est cette tâche que quelqu'un pourra peut-être un jour réaliser pleinement, et qu'Ortega se propose d'ébaucher à travers ses méditations. 

 

Première méditation  sections 1, 2

 

Ortega se demande si le Don Quichotte est un roman. Il dit que l'on sent, en le lisant, une modernité similaire à celle des romans contemporains. Mais il croit prudent de se demander  au préalable : "qu'est-ce qu'un roman?"[5] Pour Ortega les genres ont une raison d'être. Ils se différencient par le rapport entre fond et forme (qui sont inséparables). Si le fond est la fonction, la forme serait l'organe. Le fond aspire à s'exprimer dans la forme qui est latente en lui. Pour Ortega "[…] l'homme est le thème central de l'art". Or chaque époque interprète l'homme d'une manière radicale, c'est pourquoi chaque époque développe particulièrement un genre. Ortega note que dans les novelas ejemplares de Cervantès, le terme "exemplaires" exprime une certaine hypocrisie volontaire de l'auteur (courante à l'époque) qui explicite par le titre une posture morale qui est absente des nouvelles. Ortega note deux groupes de nouvelles[6] dans ce recueil de Cervantès : l’un qui se caractérise par l'invraisemblance, l'irréalité (L'amant libéral ; L'espagnole anglaise) ; et un autre groupe (Rinconete y Cortadillo) caractérisé par le vraisemblable, où Cervantès aurait voulu vider ses personnages de tout caractère extraordinaire en s'efforçant de nous les monter dans l'insignifiance. Cervantès aurait eu conscience de l’existence de ces deux groupes de nouvelles, une distinction qui est théorisée dans le Colloque des Chiens : «[…] certains contes charment par eux-mêmes […] d'autres, de par la façon dont on les raconte."[7]

 

Sections 3, 4, 5

 

L'épique serait l'opposé du roman puisque son thème est un temps révolu, un passé mythique et un monde qui n'est plus. L'hier mythique et l'aujourd'hui réel sont séparés par une distance absolue : "Le passé épique n'est pas notre passé. […] Il n'est pas le passé du souvenir, mais un passé idéal."[8] Si le fond de l'épique est le passé idéal, sa forme serait l'expression archaïsante (Homère aurait sciemment utilisé une forme expressive précise pour renforcer l'idée d'un passé mythique). Les Grecs, centrés sur les essences et refusant d'accorder de l'importance aux accidents, ne concevaient jamais la valeur poétique sans la profondeur philosophique. Aussi dans leur conception (Homère) il n'y avait pas des frontières claires entre l'homme et la divinité. L'art et la science grecques étaient toujours reliés au mythe. L'homme moderne considère comme réel le sensible, tandis que pour les Grecs le réel était dans les essences des apparences sensibles. Le rapsode grecque s'efforçait de "[…] nous arracher de la réalité quotidienne."[9] Se référant à l'actualité seulement dans le stricte nécessaire pour se faire accessible au commun des hommes, le rapsode tâchait de déloger tout ce qui était accidentel dans son présent pour ne conserver que l'essence qui permet d'ouvrir la voie de la compréhension du passé mythique. Or son travail était de renforcer la conscience ethnique, de bien raconter ce que tous connaissaient déjà. 

 

Sections 6,7, 8

 

Si après la lecture d'un roman moderne, en l'occurrence, de Mme Bovary, nous pouvons nous faire une idée de ce que sont en réalité les individus qui correspondent aux personnages-type décrits (à partir de Mme Bovary on se ferait une idée de ce que sont les femmes adultères de province), dans le poème épique les personnages ne sont pas des personnages-type mais des figures uniques (l'Achille homérique ne peut renvoyer qu'à lui-même). Les personnages d'Homère sont idéaux ; ceux de Flaubert, des miroirs de la réalité. Si le thème du genre épique est "[…] le passé en tant que tel, celui du roman est l'actualité en tant que telle."[10]

 

Par ailleurs, nous indique Ortega, les romans grecs (Histoire d'Apolonio au II siècle après J.C) se basaient sur des personnages et des événements historiques encore habités par le mythe, et c'est seulement peu à peu qu'a pu commencer à prendre de la place la possibilité de l'aventure. C'est ce besoin de représenter l'aventure qui va se développer pleinement, plusieurs siècles plus tard dans le roman de chevalerie du Moyen Age. Ce dernier conservant encore les traits généraux du poème épique "[…] sauf la croyance à la réalité de ce qui est raconté […]"[11]. Pour Ortega le roman de chevalerie se caractérise par la narration d'événements imaginaires insolites situés dans le passé (c'est ce que recherche l'aventure). Tandis que le roman moderne décrit l'actualité et c'est dans l'art de décrire que réside tout son intérêt et non dans les choses décrites. Ortega note que l'aventure casse la réalité quotidienne et constitue une "[…] nouvelle renaissance du monde […]"[12].

 

Section 9 Les tréteaux de Maître Pierre

 

Ortega explique que si le propre de l'aventure est de sortir de la réalité quotidienne, elle doit se renouveler par des sauts réguliers vers d'autres aventures. De son côté, le spectateur emporté par l'aventure racontée, prend ce temps insolite comme le temps normal de la réalité. C'est cette adhésion que Cervantès décrit dans l'épisode des tréteaux de Maître Pierre. Ortega signale que dans cet épisode du Quichotte, on a affaire à deux mondes spirituels opposés : le monde fantastique représenté et la réalité des spectateurs des marionnettes. Et leurs vases communicants sont mis en évidence par le fait même que la réalité du quotidien où se trouvent les spectateurs, est, à son tour, incluse dans le monde de fiction du roman de Cervantès. Cette interrelation du réel et de la fiction serait aussi illustrée dans le tableau des Ménines de Vélasquez.

 

Sections 10, 11

 

Où se place le personnage du Quichotte par rapport à la tension entre ces deux mondes ? Il est pour Ortega un hybride de fiction et de réalité. Dans cette perspective il faut noter que don Quichotte considéré comme personne réelle dans son monde, cherche de façon délibérée l'aventure, l'insolite, c'est-à-dire, que sans cesse il cherche à « casser la réalité ». Quand don Quichotte se décide à intervenir dans le monde des marionnettes, il rentre dans la fiction emportant avec lui la réalité, qui elle-même pénètre dans la fiction. Ainsi, don Quichotte spectateur d'un épisode de chevalerie qui établit des ponts entre sa réalité et la fiction représentée, illustre le fait que le texte de Cervantès est hanté par les romans de chevaleries (et non qu'il était en totale opposition à ces derniers comme cela a longtemps été cru) ; la place prééminente qu'y occupe l'aventure en est, selon Ortega, une solide illustration.

 

La particularité des romans de Cervantès, et du Quichotte en particulier, est que la Renaissance amène une nouvelle intelligibilité du monde. On découvre à cette époque  de l’histoire l'ampleur du "[…] monde interne, le me ipsum, la conscience, le subjectif."[13]

Si l'aventure du roman grec et du Moyen-Age survit dans le Don Quichotte, elle survit précisément dans le fait que la réalité est pénétrée par des événements fantastiques. Or cette pénétration est due à la perturbation mentale du personnage, car il voit de la fiction là où il devrait voir la réalité. Ainsi Ortega nous montre que Cervantès illustrait les symptômes psychologiques de cette perturbation mentale du Quichotte, ce qui fait que la considération du monde fantastique perçue par ce dernier, relève de l’ironie. En outre, si le roman grec et celui du Moyen-Age développaient ingénument le fantastique, le Don Quichotte le développe à partir d'une perspective réaliste. Pourtant le monde développé dans l'hallucination du fou (imaginaire phycologique) est toutefois nécessaire pour signaler les fondements du monde réel dans lequel elle prend place. C'est à travers cette opposition que le roman réaliste serait, d'après Ortega, destructeur et critique du mythe.

 

Sections 12, 13

 

Le Quichotte nous montre que toutes les choses ont deux versants, ce qu'elles sont dans leur matérialité et ce qu'elles sont dans l'interprétation qu'on leur accorde. Ainsi, pour Ortega, quand don Quichotte voit des géants (l'interprétation) à la place des moulins à vent (la matérialité), une vérité se cache derrière cette folle interprétation : à travers cette scène on peut comprendre que toute la culture humaine est, par rapport à la matérialité en général, une illusion. Ortega souligne que toute notre culture ne serait qu’interprétation, et que toute interprétation part d'une ressemblance à partir de la matérialité (les extrémités du moulin étant en quelque sorte des bras géants). L'auteur nous dit que quelque chose dans la matérialité des choses fait signe à l'homme pour qu'il commence à donner des interprétations. L'ensemble de ces dernières se présenterait à nous comme le double du monde matériel et nous accorderions à ce monde en double une certaine objectivité. Ortega soutient que la quête humaine pour faire coïncider ces deux dimensions aurait deux issues possibles : "Si l'idée triomphe […] nous vivons hallucinés. Si la matérialité s'impose […] nous vivons désillusionnés."[14]. Toute poésie comporterait en elle une part de mythe, or la poésie réaliste (celle qui caractérise Don quichotte), s’intéresserait à la part du mythe qui est la plus proche de la matérialité, là où la poésie commence à se désagréger.

 

L'auteur considère que la poésie du roman moderne réside dans la façon de décrire l'actualité et non dans son contenu. La poésie se faisant jour dans la manière de représenter et non pas dans l'objet représenté (ce dernier est indifférent, rien en lui-même n'est émouvant). Pour Ortega, Cervantès montre dans son Don Quichotte (authentique roman moderne) une claire conscience que la culture est présente dans la perception de toute chose, et qu'en même temps toute culture n'est que pure illusion.

 

Sections 14, 15, 16, 17, 18

 

Ortega pense que ce qui caractérise le réalisme dans l'art, c'est l'imitation de la réalité. Mais non pas de la réalité en tant que telle, mais présentée de telle façon qu'elle paraisse comique. Le Don Quichotte aurait saisi cette dimension de part en part, mettant en œuvre une relation singulière entre irréalité et réalité. La volonté de don Quichotte est réelle mais les objets censés la satisfaire sont irréels. C'est la volonté du chevalier errant qui fait de lui un personnage héroïque. Il veut que la réalité s'accommode à son désir. L'agir héroïque de don Quichotte réside dans sa résistance obstinée à la réalité ; élan douloureux car au fond, le personnage constate qu'une partie de son être est ancrée dans la réalité qu'il refuse d'accepter. Don Quichotte incarnerait la comédie et la tragédie : il est comique par le décalage entre sa volonté, qui suscite ses hallucinations et la réalité ; il est tragique par cet ancrage dans la réalité qui l'appelle sans cesse à accepter la matérialité. Le caractère tragicomique de don Quichotte fait qu'il ne peut être considéré comme un personnage épique. Et cependant, il serait héroïque. Or la différence entre l'héroïsme épique (Achille) et l'héroïsme tragicomique de don Quichotte tient au fait que le premier est héroïque dans tous ses actes, tandis que le second veut devenir héroïque dans tous ses actes (il est obligé de vouloir car le monde où il est inséré n'est plus disposé à accepter l'héroïsme).      

 

Sections 19, 20

 

Pour Ortega le roman est synthèse du tragique et du comique, il est par essence tragicomique. Alors que ce genre avait déjà été incarné par La Celestine de Fernando de Rojas, Cervantès aurait su développer pleinement ce tragicomique dans son Don Quichotte. Ortega nous dit que Platon dans le dialogue du Banquet, aurait explicité que ce devrait être un même homme qui devrait faire des tragédies et des comédies (mettant en cause la spécialité de l'auteur de comédies et celle de l'auteur de tragédies). Platon aurait semé ainsi les germes du roman et le Don Quichotte aurait pleinement cristallisé cet alliage. D'après Ortega, le Don Quichotte est une œuvre qui est non seulement fondatrice du roman moderne en tant que genre, mais encore, qui vit en tout roman: "[…] tout roman porte en lui […] le Don Quichotte, de la même façon que tout poème épique porte, comme le fruit son pépin, l'Iliade."[15]

 




[1] Dans la partie 5 de l’Ethique Spinoza entend par amour intellectuel un amour (une joie associée à un passage à une plus haute perfection de notre être individuel) n’étant pas causé par un élément extérieur (un objet, un être) mais par la partie la plus nécessaire de l’individu, à savoir ce qu’il y a d’éternel dans sa pensée (sa raison), et qui a un lien nécessaire avec l’idée de Dieu comme cause.

[2]  Ortega y Gasset, Meditaciones del Quijote, éd. citée, p. 144. Toutes les citations, en espagnol dans le texte original, sont traduites par nos soins.

[3] Ortega y Gasset ., idem.

[4] Ortega y Gasset., ibidem, p. 154

[5] Ortega y Gasset., ibidem, p.  180

[6] Ici on doit relever le problème de la traduction des genres selon les langues : le "roman" équivaut en espagnol à "novela". Tandis que le terme "nouvelle" équivaudrait à une expression peu usité en espagnol, celle de "novela corta". Ortega semble donner le terme de novela pour les deux cas.  

[7] Ortega y Gasset., ibidem, p.  188

[8] Ortega y Gasset., ibidem, p. 189

[9] Ortega y Gasset., ibidem, p. 196

[10] Ortega y Gasset., ibidem, p. 198

[11] Ortega y Gasset., ibidem, p.  203

[12] Ortega y Gasset., ibidem, p. 207

[13] Ortega y Gasset., ibidem, p. 215

[14] Ortega y Gasset., ibidem, p. 220

[15] Ortega y Gasset., ibidem, p. 242


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[ Fiche de lecture: Juan Manuel RUIZ JIMÉNEZ]