Georg LUKÁCS,

La théorie du roman [1920], Paris, Gallimard, 1989, 200 p.


Dans cet essai esthétique publié pour la première fois en 1920, Georg Luckács met en rapport les grandes catégories du genre romanesque et les étapes de l’histoire occidentale. Il propose une réflexion sur la philosophie des formes et sur leur enchaînement historique depuis la tragédie grecque et le genre épique jusqu’à l’aube de la réflexion contemporaine. C’est dans ce contexte que s’inscrit son analyse du Quichotte. Son étude du roman de Cervantès n’ayant de sens que dans le cadre du raisonnement plus vaste dans lequel il s’inscrit, nous proposons ici une synthèse de l’ensemble de la théorie du roman proposée par le philosophe hongrois.

 

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre I

Lukács commence par essayer de montrer que le rapport entre l’homme et le monde qui l’entoure n’a pas toujours été de même nature et que les formes d’expression littéraire de chaque époque rendent manifeste l’état de cette relation. Forme et contenu seraient donc inséparables car solidaires d’un certain type d’expérience existentielle liée à la perception du monde propre à chaque moment historique. Ainsi, chaque époque donnerait lieu à des formes littéraires spécifiques. [Une partie importante du premier chapitre est ensuite consacrée à la définition de la notion de «civilisations closes ». Lukács désigne ainsi les civilisations où les individus n’éprouvent pas de fracture existentielle liée à une incompatibilité irréconciliable entre intériorité et extériorité.]

 

Chapitre II

Pour l’auteur, cependant, la transformation au fil des siècles des formes littéraires n’est pas absolument homogène. Les vieilles formes d’expression persistent et peuvent parfois cohabiter avec les nouvelles : non seulement deux genres peuvent être contemporains l’un de l’autre mais ils peuvent même s’entremêler dans un même ouvrage. En effet, seules quelques formes seraient restées invariables à travers le temps, comme la tragédie, tandis que d’autres auraient en revanche cédé leur place à des formes plus adaptées aux temps nouveaux. Tel serait en particulier le cas de l’épopée qui, selon le philosophe hongrois, aurait été remplacée par le roman. Progressivement, les formes se seraient en effet laissées investir par un esprit de plus en plus conceptuel, une distance s’étant peu à peu creusée entre les expériences humaines et leur analyse par le sujet : cette évolution reflèterait l’affirmation d’un devoir-être agissant comme un principe de mort, qui aurait eu progressivement tendance à remplacer le caractère vivant de l’expérience.

 

Selon Lukács, dans le cas particulier de l’art épique, l’extériorité et l’objet ont la même essence que le sujet. Ce dernier est donc englobé dans univers compact et totalisant. Or l’art épique aurait commencé à s’éroder en raison de l’incompatibilité entre la subjectivité individuelle et le monde vécu. L’irruption de l’ironie au sein même de l’épopée serait la meilleure expression de cette cassure et Cervantès, qui illustre cette évolution, serait à l’origine avec Don Quichotte d’une nouvelle forme littéraire.    

 

Chapitre III

L’épopée et le roman, les deux grandes formes de l’art épique littéraire auraient toutes les deux en commun une aspiration à embrasser la totalité, mais leur différence résiderait dans leur façon de répondre à cet objectif. En effet, le roman exprimerait d’après Lukács la distance qu’éprouve l’auteur entre son propre vécu du monde et le sens qu’il lui donne. Dans l’épopée au contraire ces deux moments se produiraient simultanément. La prose apparaît en ce sens comme le moyen idoine pour explorer aussi bien la souffrance qui résulte de cette distance (éprouvée comme un emprisonnement), et la tentative de l’auteur pour s’en émanciper. Ainsi, si l’épopée décrit la totalité, le roman tâche de la construire.

Aussi, pour Lukács, la démarche du héros en quête de rédemption serait-elle une caractéristique propre au roman, puisque bien souvent cette quête vise à apporter une solution à des  problèmes d’ordre personnels qui ne concernent pas l’ensemble de la communauté.

La désorientation serait par ailleurs le sentiment par excellence attaché à la forme romanesque. Celle-ci s’exprime par exemple à travers la folie ou le crime auxquels le héros doit se confronter, reproduisant par-là la même perplexité que celle que doit affronter l’auteur devant un monde qui n’est plus homogène par rapport au sujet et qui révèle précisément son caractère fuyant d’objet.

C’est ainsi qu’a peu à peu émergé selon Lukács l’importance de la psychologie des personnages qui problématise la souffrance de la subjectivité dans un monde devenu inhospitalier ; un monde qui peut même s’avérer être le lieu par excellence de l’hostilité. Le monde incarne l’Autre auquel est sans cesse confronté le héros de roman. Selon Lukács Dante, qui a su marier roman et épopée dans la Divine Comédie, illustre précisément une époque intermédiaire de transition où roman et épopée s’entrecroisent.

 

Chapitre IV

Dans ce poème épique l’écrivain italien pousse à son extrême limite l’effort consistant à rendre visibles des concepts. L’abstraction est d’ailleurs pour Lukács le danger qui hante le roman en tant que genre littéraire. Si toute forme artistique est l’expression d’une « dissonance existentielle » que l’artiste tente d’exorciser dans l’acte créateur, la forme romanesque serait l’exposition même de cette tentative d’exorcisation. Dès lors la subjectivité devient dans le roman l’acteur primordial, et le héros deviendrait l’image de cette subjectivité en lutte permanente contre l’hétérogénéité du monde.  

En ce sens l’ironie romanesque apparaît à chaque fois que la subjectivité rend en même temps explicites son auto-conscience, d’une part, et la conscience qu’elle a de la tâche qu’elle se donne par rapport à l’objet, de l’autre, à savoir le fait de vouloir rétablir la perte de sens entre le sujet et le monde.

Si l’épopée a une unité organique, dans la mesure où elle exprime ce qu’elle est, et qu’elle est ce qu’elle décrit, à savoir le monde, le roman, lui, a une unité architecturale ; ce dernier illustre la lutte qu’entame le sujet afin de dégager un sens que le monde ne semble pas avoir en lui-même. C’est de cette tension que découlerait selon Lukács l’architecture de Don Quichotte, le premier grand roman. Celui-ci consiste en effet en une narration qui est édifiée à partir d’un assemblage cohérent d’histoires qui, comme une horlogerie précise, forme l’unité du récit.    

Par ailleurs, l’unité du roman est aussi constituée par la démarche biographique qui se développe en suivant le parcours du héros : ce dernier s’oriente grâce à la connaissance qu’il a de lui-même malgré l’hétérogénéité du monde extérieur. Ce sens interne est ce qui va imprégner le monde de sa valeur et consolider l’unité en question. Le roman s’oppose de ce point de vue à l’épopée, où le sens est donné en soi par le monde lui-même, qui intègre dans son homogénéité la vie subjective des personnages.

 

Chapitre V

De ce fait, dans le roman, ironie et réflexion vont de pair. La première de ces notions résulte de la résignation causée par l’inutilité de la quête, une inutilité qui est rendue consciente par l’exercice de la réflexion. La quête porte en soi la désillusion qui résulte d’un idéal non satisfait par la réalité empirique que connaît le héros. Elle génère en outre de la mélancolie, qui est la conséquence de la sympathie éprouvée par le héros à l’égard du moment initial où il croyait à la valeur idéalisée du monde.         

Aussi, le héros du roman éprouve-t-il dès le début de sa quête le sentiment d’être seul face à l’immensité de la tâche qu’il s’est fixée : celle de croire que le monde et sa propre existence ont un sens. À différence de la tragédie et de l’épopée où les personnages ont toujours un destin, dans le roman, le héros n’a au contraire aucune garantie d’avoir une récompense à la fin de sa quête. C’est pourquoi celle-ci est surtout une aventure où règne l’insécurité : le héros n’a la certitude d’aucune fin et ne dispose d’aucun guide. Or dans le roman c’est le sujet qui se donne à lui-même des aventures afin de découvrir l’essence de son intériorité. C’est pourquoi celles-ci constituent des preuves de cette essentialité dans la quête d’auto-connaissance. L’ironie résulte du sentiment d’abandon qu’éprouve l’homme lorsqu’il croit habiter dans un monde dont Dieu est absent. Le héros progresse ainsi vers la prise de conscience que le monde est vide de sens et ses efforts entièrement vains. L’ironie est en ce sens la seule expression possible à travers laquelle le héros se libère en fonction de son constat de la vacuité du monde.

 

DEUXIÈME PARTIE

Chapitre I

Le héros du roman est donc un homme qui s’éprouve abandonné dans un monde sans Dieu, un monde qui l’écrase. L’inadéquation entre le non-sens du monde et la recherche de sens vers laquelle il se lance à travers sa quête, fait de cette dernière un voyage-expérience de l’inadéquation. C’est pourquoi dès lors que le héros du roman intériorise cet abîme il ne peut que répondre par une chute dans la folie ou dans le crime. Or cette folie correspond à l’idéal du sujet qui se brise contre un monde insensé qui est plus fort que lui-même. Aussi, plus le héros est conséquent par rapport à son idéal et plus le choc avec la réalité sera brutal. Pour Lukács il s’agit en dernière instance du choc entre un temps qui est fragile (le temps de l’éternel des idéaux) et celui d’un temps indifférent (celui des choses qui passent) contre lequel il se brise. De ce point de vue, Don Quichotte apparaît comme le paradigme du roman, « le premier grand roman de la littérature universelle », dans la mesure où l’idéal du héros serait l’écho de l’idéal de son auteur ; d’après Lukács Cervantès aurait traduit à son tour l’expérience socio-historique réelle de l’inadéquation vécue par les hommes de son époque. Ainsi, en tant que roman, Don Quichotte serait inimitable quant à l’expression d’une « dissonance existentielle », qui depuis peu de temps aurait été collectivement éprouvée mais qui pour la première fois aurait trouvé ici sa forme appropriée. Car si le roman peut être désigné comme la forme littéraire par excellence de l’inadéquation entre le monde et le sujet, c’est avec Don Quichotte que se serait produite la coupure décisive avec une forme littéraire désormais morte (le roman de chevalerie), c'est-à-dire une forme littéraire qui ne correspondait plus à aux « conditions transcendantales d’existence » de l’époque. Cette non correspondance serait due selon Lukács à un sentiment réel d’égarement de la civilisation occidentale à cette époque précise, qui n’était plus celle du Moyen âge : en effet l’érosion de la chrétienté commençait alors à voir le jour en raison d’une perte effective de la confiance en Dieu, que diverses formes de littérature mystique qui fleurissaient à cette époque essayaient pourtant de restaurer. Ainsi « la disposition d’esprit » socio-historique des hommes de l’époque de Cervantès n’était plus en phase avec celles des romans de chevalerie et le romancier espagnol aurait présenté une forme véritablement nouvelle et libératrice : selon Lukács, l’auteur du Don Quichotte a su faire la synthèse entre le sublime et l’humour, tout en rendant compte à la fois du vécu de l’inadéquation et de la persistance malgré elle de la soif de transcendance chez l’individu. Il aurait ainsi trouvé la forme adéquate pour exprimer la « dissonance existentielle » de son époque.               

 

Chapitre II

Dans ce chapitre Lukács fait un saut jusqu’au 19ème siècle et se concentre sur ce qu’il appelle le « romantisme de la désillusion ». Cette époque serait caractérisée par une nouvelle étape importante de la lutte entre l’idéal et la réalité. Mais à la différence près que, cette fois-ci, cet idéal aurait comme source l’utopisme du moi. En cela le « romantisme de la désillusion » serait l’héritier de l’idéalisme abstrait. C’est en effet à ce moment historique, que le moi serait devenu entièrement conscient de sa singularité, une prise de conscience dont aurait émané le devoir-être qu’il s’impose. Le héros s’adonne à un itinéraire où son agir doit s’adapter à son moi idéalisé, tout en sachant que son effort colossal est menacé constamment par les obstacles de la réalité. Comme dans le Don Quichotte au début du XVIIe siècle, on peut observer tout au long du XIXe siècle une inadéquation entre le héros et le monde extérieur, mais l’emphase est mise cette fois sur la désillusion qui en émane tout autant que sur la démesure poétique d’une subjectivité qui ne se résigne pas à l’abdication totale. Pour Lukács la conséquence d’un tel état des choses est que l’intériorité romantique favorise l’exploration de la psychologie du héros, dans laquelle un très fort pessimisme occupe la place centrale.

Lukács soutient par ailleurs que la lutte entre l’idéal et la réalité dans le roman du 19ème siècle rend possible la compréhension de la source même de la douleur, à savoir la durée au sens bergsonien du terme concernant la connaissance de l’expérience du temps comme pure découverte à travers le flux du vécu. À cette époque le roman rendrait en effet intelligible l’écoulement du temps comme origine de l’inadéquation entre idéal et réalité. Selon Lukács dans l’épopée et la tragédie le temps était comme gelé malgré le développement de l’action, et le destin des personnages était inséré dans la même temporalité que celle des dieux : tous les événements appartenaient déjà au passé. En revanche, dans le roman, l’écoulement temporel est reflété par sa forme même et la quête est la suite du combat contre le temps que mène le héros. L’Education Sentimentale de Flaubert en est pour Lukács le meilleur exemple. Dans ce roman, ce phénomène est en effet d’autant plus palpable que c’est l’échec des personnages qui, vu en perspective, donne valeur à leurs actes manqués. Le souvenir prend alors une part importante dans la consolidation de cette prise de conscience des effets de la durée et, dans le même temps, le sentiment de la sérénité émerge de la futilité de l’action. Sérénité et mélancolie dont le Quichotte avait déjà offert la plus grande illustration. Ainsi, tandis que chez le héros du Quichotte ces deux ingrédients se font jour à travers le constat de la vanité de l’idéal du chevalier face à la réalité, chez les personnages du roman de Flaubert le souvenir prend de façon plus explicite le devant de la scène comme le moyen par excellence d’évoquer leurs échecs passés.

 

Chapitre III

Le Wilhelm Meister de Goethe incarne pour Lukács un nouveau type de roman : le roman d’éducation. Celui-ci offrait une synthèse entre le romantisme et l’idéalisme en fournissant un chemin intermédiaire entre sujet et objet. Dans ce nouveau type de roman, l’intériorité doit accepter l’hétérogénéité de la réalité afin de pouvoir exercer sur elle une action efficace. Il s’agit notamment de modifier la réalité sociale grâce à une connaissance préalable de l’incompatibilité entre idéal et monde extérieur. L’essentialité de la vie issue de l’intériorité du sujet cherche à  s’exprimer au sein des structures sociales, et c’est par cet effort exercé par l’ensemble des individus à travers des habitudes et des conventions partagées par tous que le monde social peut être doté d’un destin commun. L’individu n’apparaît plus comme une entité solitaire qui doit lutter seul pour se faire une place au sein d’une communauté qui lui serait foncièrement étrangère. Le monde social doit en effet être transformé de toutes pièces pour permettre la communication entre les hommes : les structures sociales devant représenter à leurs yeux en même temps un lieu de convention et un lieu où des expressions essentielles et vivantes puissent, dans le meilleur des cas, être véhiculées. Le roman d’éducation viserait donc en quelque sorte à constituer une « forme sociale de vie ».  

 

Chapitre IV

Lukács explique que cette dernière forme de roman aurait néanmoins été dépassée par Tolstoï du fait de la distance que prend l’écrivain russe par rapport aux satisfactions médiocres que peut donner toute forme sociale en réponse à la soif d’idéaux du sujet. C’est pourquoi ses romans s’érigent contre ce qui serait l’ersatz de l’essentialité dans le monde social, à savoir la culture. Tolstoï aurait découvert un nouveau type de roman, plus à même de signaler la véritable essence extérieure et qui ferait véritablement écho à celle de l’intériorité, à savoir la nature. Tolstoï aurait ainsi refondé une « forme rénovée de l’épopée », non déjà organique comme l’ancienne épopée, mais qui s’érigerait en dénonçant la culture comme masque de l’essence cachée de la nature. L’essence de cette dernière, puisque asphyxiée et camouflée par la culture, trouverait comme lieu pour se révéler aux yeux des personnages l’instant qui précède leur mort. Révélation qui s’accompagne d’un autre sentiment, celui de la culpabilité.    

Mais, d’après Lukács, si chez Tolstoï se pré-figure l’intuition de la nouvelle forme qu’exigent les temps modernes pour se voir adéquatement exprimés, c’est à travers la forme des romans de Dostoïevski que le nouveau monde se trouve pour la première fois défini de manière appropriée. Arrivé à ce point de son analyse Lukács avoue ne pas disposer du recul nécessaire pour savoir s’il s’agit là de la forme définitive que prendra le roman moderne ou si un aboutissement encore majeur adviendra. L’auteur de La théorie du roman estime alors que quelqu’un d’autre, disposant de plus de recul que lui, sera plus à même de réaliser l’analyse formelle des romans de Dostoïevski.    


Retour haut de page
Retour à "Fiches de lecture"

[ Fiche de lecture: Juan Manuel RUIZ JIMÉNEZ]