Cervantès et la picaresque

(rubrique en cours d'élaboration)

 

            Le Quichotte a souvent été présenté comme une réponse négative – une réaction de rejet – face au modèle romanesque proposé par Mateo Alemán, l’autre grand romancier espagnol du début du XVIIe siècle, avec son Guzmán de Alfarache[1]. C’est cette hypothèse qui sera examinée dans cette rubrique, en la resituant dans un débat plus large, celle de la relation entre le Quichotte et le picaresque.

 

Le premier roman picaresque espagnol, anonyme, La Vie de Lazarille de Tormes (La Vida de Lazarillo de Tormes), paraît en 1554. Il se présente sous la forme d’une lettre où le narrateur – un marginal qui, comme presque tous les pícaros postérieurs, vit plus ou moins à la limite de la délinquance – raconte sa vie de valet au service de nombreux maîtres. En partant de ce modèle, au tournant des XVIe et XVIIe siècles, Mateo Alemán réinvente la figure du pícaro qui, dans son Guzmán de Alfarache, devient un être déchiré, à la fois repenti et conscient de sa déchéance.

 

La publication de ce roman en deux parties – parues respectivement en 1599 et 1604 – suscite de nombreuses réactions, qui sont à la mesure de son succès, chez les autres romanciers de cette époque : en 1605, Francisco López de Úbeda offre une parodie du Guzmán dans une œuvre intitulée La narquoise Justine (La Pícara Justina), où il tourne en dérision le visée morale du roman alémanien ; quelques années plus tard, Francisco de Quevedo rédige à son tour une réponse cinglante : Vie de l’aventurier don Pablos de Ségovie  (La Vida del Buscón), qui ne paraîtra qu’en 1626, mais dont on pense qu’il circula dans les milieux littéraire sous forme manuscrite dès 1608. Cervantès paraît lui aussi avoir été influencé par le Guzmán, et plusieurs de ses écrits semblent dialoguer avec l’univers et le modèle picaresques tels qu’ils ont été redéfinis par Mateo Alemán.

 

Au chapitre 22 du Quichotte, en effet, le chevalier errant rencontre un groupe d’hommes qu’on emmène aux galères et il discute à cette occasion avec un certain Ginés de Pasamonte, souvent considéré par la critique comme un double de Guzmán de Alfarache. Ce personnage se vante précisément d’être en train d’écrire le récit de sa vie qui est si bon, dit-il, « que c’est mauvaise affaire pour Lazarille de Tormes et  pour tous ceux qui se sont écrits ou s’écriront dans le genre ».

 

Par ailleurs, l’univers des auberges dépeintes dans le Quichotte emprunte aussi très souvent des éléments au monde picaresque avec ses aubergistes toujours prêts à tirer parti de la naïveté de leurs hôtes, et ses filles de mauvaise vie.

 

Enfin, dans la nouvelle intitulée Riconete y Cortadillo, parue en 1613 mais vraisemblablement rédigée une décennie plus tôt, Cervantès raconte la vie de deux jeunes gens en rupture de ban qui décident d’intégrer la pègre sévillane après s’être rencontrés par hasard dans une auberge. Comme dans le chapitre 22 du Quichotte, le romancier emprunte des éléments à l’univers picaresque : description du monde des voleurs, de ses hiérarchies, de ses codes et des ses pratiques, un monde au sein duquel le personnage de Monipodio rappelle à bien des égards celui de Micer Morcón, Archigueux de la Chrétienté, créé par Mateo Alemán.

 

Néanmoins, Cervantès reformule à l’égard du modèle picaresque  la même critique dans sa nouvelle que dans son roman : s’il semble reconnaître la richesse de cet univers susceptible de nourrir la fiction en prose et de lui offrir de nouveaux champs à explorer, il rejette en revanche catégoriquement la forme autobiographique et son corollaire, le récit à la première personne.

 

 


 

[1] Cette position a notamment été défendue, avec des nuances diverses, par : Américo Castro, Fernando Lázaro Carreter, Edward C. Riley, et José María Micó. Le dernier numéro de la revue Criticón est précisément consacré à cette question et offre sur ce point des analyses suggestives. Voir Mateo Alemán y Miguel de Cervantès : dos genios marginales en el orígen de la novela moderna, études réunies par Michèle Guillemont et Marie-Blanche Requejo Carrió, Criticón, 101, 2007.


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