Jean CANAVAGGIO,

Don Quichotte, du livre au mythe : quatre siècles d’errance, Paris, Fayard, 2005.



Jean Canavaggio met en avant le succès paradoxal du Quichotte : le nom du personnage  est universellement connu, mais rares sont ceux qui ont réellement lu son histoire. Aucune des autres figures littéraires inventées par les temps modernes ne partage ce privilège. Le critique souligne que Don Quichotte s’est imposé au fil du temps comme un personnage solitaire, et  que cette solitude renforce la fascination dont il fait l’objet. Il se propose de comprendre la vitalité de cette figure ambiguë, à la fois sublime et dérisoire, en revenant sur la trajectoire du personnage depuis sa création. Jean Canavaggio veut reconstituer la perception qu’on a eue au fil des siècles de l’œuvre de Cervantès et de son protagoniste en étudiant les jugements portés sur Don Quichotte, les représentations chorégraphiques ou plastiques dont il a fait l’objet, les adaptations scéniques auxquelles ses aventures ont donné lieu, les récits enfin de ceux qu’il a inspiré. Au terme des quatre siècles qui nous séparent de sa naissance, Don Quichotte nous apparait comme un héros cohérent qui persévère dans son être, sans que les échecs qu’il subit parviennent à le disqualifier. Cette conception qui est désormais la nôtre s’est-elle affirmée dès la sortie du roman ?

Jean Canavaggio rend compte dans cet ouvrage d’un très grand nombre d’opinions et de points de vue sur le Quichotte. Nous ne retiendrons ici que les plus frappants.

 

I.       L’Ingénieux Hidalgo – le comique ambigu du Quichotte

Don Quichotte se présente d’abord au lecteur comme une œuvre destinée à faire rire, et Cervantès insiste sur cette dimension dès le prologue. La Manche est une contrée éminemment prosaïque, et il apparaît rapidement que le héros est le contretype d’Amadis de Gaule, le premier des chevaliers errants.

Cependant, le rire que le Quichotte inspire est d’un genre particulier, en raison de l’ambiguïté qui caractérise les aventures des personnages. Ainsi, le protagoniste est souvent ridicule mais il mérite d’être appelé « ingénieux » ; sa culture encyclopédique, ses qualités d’observation et de réflexion forcent le respect de ses interlocuteurs. Par ailleurs, la frontière n’est pas toujours nette entre ce dont on rit et ceux qui font rire, comme en témoignent les épisodes où le Duc et la Duchesse s’égayent aux dépens de Don Quichotte et de Sancho. On remarque également que les ressorts du comique changent de nature au fil du texte, notamment entre la première et la deuxième partie. Enfin, la mission dont le protagoniste est investi se révèle ambiguë elle aussi, en particulier quand il entreprend de libérer les galériens, ou le jeune Andrés, frappé à coups d’étrivières par son maître. Chaque fois qu’il revient à Don Quichotte de tirer la leçon d’une aventure un doute s’insinue dans l’esprit du lecteur, soit qu’il affecte la réalité même de cette aventure soit qu’il porte sur le sens que le protagoniste prétend lui donner. Cervantès, d’un bout à l’autre de son histoire, joue habilement de la diversité des opinions émises par ses personnages et par la vertu de cette polyphonie, le parcours du héros échappe constamment à toute interprétation univoque.

S’il est vrai que le Quichotte provoque le rire, ce rire n’est donc ni uniforme, ni réductible à une essence. Par ailleurs, le comique de l’œuvre dépend de la relation entre personnages et lecteur, et cette relation, aujourd’hui, n’est plus la même que celle qui s’était établie au départ. Dès lors, rions nous du même rire que les contemporains de Cervantès ?

 

II.    Une plaisante figure – la perception des contemporains de Cervantès

La première partie du Quichotte a remporté d’emblée un vif succès, en Espagne et à l’étranger. Le personnage devient rapidement le sujet d’illustrations, de ballets, de mascarades. Don Quichotte y apparaît comme une figure burlesque. Les représentations de ses aventures insistent sur l’écart qui existe entre les exploits qu’il prétend accomplir et le décor où ils s’inscrivent. Elles soulignent également le divorce entre la gloire à laquelle le personnage aspire et les déconvenues auxquelles l’expose son inadaptation. Il ne semble pas que les premiers lecteurs aient eu la même perception que nous du décalage entre les ambitions du chevalier et la réponse qu’il reçoit du monde. L’idéal héroïque de Don Quichotte n’apparaît pas seulement comme une aspiration anachronique, il n’est à leurs yeux qu’une obsession maniaque. La persévérance de Don Quichotte est considérée comme un entêtement borné, source d’un « vaniteux babillage » dont ils font un leitmotiv.

Au XVIIe siècle, Don Quichotte est donc perçu comme un héros comique. En Espagne comme à l’étranger il apparaît comme un extravagant, qui a chaque fois qu’il veut mettre en œuvre son dessein aberrant, se heurte à la résistance des choses, à l’incompréhension ou à la malice des hommes. De telles situations se prêtaient à toutes les formes de transpositions. Un processus de sélection s’est mis en place, qui a détaché les séquences les plus expressives, et en a grossi le trait à mesure qu’il les recomposait.

Dans la mesure où les contemporains de Cervantès étaient surtout sensibles à la dimension burlesque de l’œuvre ils ont parfois exprimé sur elle des jugements réducteurs. Shelton, par exemple, considère que le roman n’est qu’une camelote (a trash) tout juste bonne à offrir aux valets et à leurs maîtresses. Cet avis n’est cependant pas unanime. Racine, Madame de Sévigné avouent prendre un vif plaisir à la lecture des aventures du chevalier. Toutefois, ce dont ils s’entretiennent à bâtons rompus le plus souvent dans leur correspondance, c’est de l’amusement qu’elles leur procurent. Seul Saint-Evremond s’exprime en des termes qui montrent qu’il ne s’est pas seulement diverti mais a profondément aimé Don Quichotte. Par ailleurs, lorsque les contemporains de Cervantès font l’éloge des qualités littéraires du Quichotte, ce sont surtout les récits intercalés qu’ils admirent.

Enfin, le caractère inclassable de l’œuvre, irréductible aux catégories d’Aristote, étrangère à la hiérarchie traditionnelle des genres suscite le mépris des pédants.

 

III. Un rire éclairé – la vision du XVIIIe siècle

Tout au long du XVIIIe siècle, Don Quichotte connaît une très large diffusion, tant en Espagne que dans le reste de l’Europe. Il donne lieu à un nombre croissant d’éditions illustrées, et à une grande variété de représentations.

L’œuvre fait l’objet d’une nouvelle lecture. On la considère comme une exaltation de l’homme en tant qu’individu, capable de tirer de la raison, mais aussi du sentiment, sa complète connaissance du monde. Par ailleurs, les personnages ne sont plus réduits à de simples archétypes, susceptibles d’une stylisation burlesque. Le chevalier de la Manche est perçu comme un hidalgo instruit, qui n’a pas lu que des livres de chevalerie et Sancho se voit présenté comme un paysan intéressé, mais d’un naturel rusé (Vicente de los Ríos). Le Quichotte est également défini comme un livre sur les mauvais livres (Mayans).

En Grande Bretagne, on met en avant la capacité imaginative de l’hidalgo (Motteux). Il devient l’incarnation extrême d’une tendance qui existe en chacun d’entre nous. Le docteur Johnson développe l’idée qui veut que nous nous reconnaissions plus d’une fois en don Quichotte, pour peu que nous ayons connu des illusions analogues, et souffert des mêmes déconvenues. Fielding, quant à lui, voit en Cervantès un maître de l’humour et de l’esprit.

 

IV.       Un messager d’idéal – la réinterprétation du XIXe siècle

Selon Jean Canavaggio, c’est à l’initiative des romantiques allemands que s’est opérée la métamorphose de Don Quichotte. L’âge des Lumières l’avait sans doute préparée, mais sans l’engager véritablement. Désormais, les aventures du Chevalier à la Triste Figure cessent d’être envisagées comme une équipée burlesque ou comique, pour devenir une odyssée symbolique, chargée d’une signification transcendante. 

Les raisons de ce phénomène sont assurément complexes. Jean Canavaggio considère qu’elles tiennent pour la plupart à la façon dont l’Allemagne a accueilli la Révolution française ; comme un message de liberté mais aussi comme une entreprises guerrière, bientôt relayée par une occupation militaire que le despotisme napoléonien confirmera. Ainsi s’explique que l’identité allemande se soit construite grâce à la Révolution tout d’abord, puis, de plus en plus, contre elle. L’imagination et l’irrationnel sont privilégiés, provoquant un bouleversement de l’idéologie et de la sensibilité. Dans cette nouvelle configuration des rapports entre le moi et le monde, la folle entreprise de Don Quichotte prend une valeur emblématique.

Pour Auguste Wilhelm, l’œuvre représente la lutte éternelle entre les deux forces de la vie : la poésie, que représente le chevalier, et la prose, qui l’accompagne en la personne de Sancho. Ainsi, Cervantès embrasse la totalité de la vie, dans une œuvre qui marie gravité et bouffonnerie, conservant un équilibre entre les « masses parodiques » et les « masses romantiques ».

Schelling part de l’opposition qu’il discerne entre le domaine de la nature et le domaine de la liberté, opposition qui trouve sa solution dans l’œuvre d’art, car celle-ci exprime l’identité de l’activité consciente et de l’activité inconsciente. Le thème central du roman serait la lutte entre le réel et l’idéal. Dans l’ensemble de l’œuvre l’idéal triomphe clairement, du fait de la vulgarité et de l’infamie des adversaires du chevalier. Ainsi en dépit de ses imperfections et de sa folie, Don Quichotte est un être noble, à ce point supérieur qu’aucun des outrages dont il est l’objet ne parvient à l’humilier.

Tieck s’attache à distinguer l’œuvre d’une simple parodie des livres de chevalerie. Si son auteur s’en était tenu au dessein énoncé dans la préface de 1605, plus personne ne s’intéresserait aux exploits de son héros. Il insiste sur la tension des contraires à l’œuvre dans le texte. A la différence de ses contemporains, il admet que les exploits de Don Quichotte provoquent, à l’occasion, le rire du lecteur, mais ils excitent aussi notre admiration. L’âge baroque avait vu en Don Quichotte un héros burlesque, propre à susciter le rire du lecteur par ses mésaventures. Les Lumières avaient infléchi le sens de ce rire, en le référant aux valeurs d’un comique plus subtil. Le romantisme allemand, tel que l’incarne Tieck, lui substitue à son tour une ironie qui n’est ni sarcasme ni persiflage, et dont la profonde gravité sait s’unir au badinage et à la vraie gaieté de l’âme ; une ironie non pas négative mais absolument positive.

Hegel fait de Don Quichotte un moment essentiel de l’histoire littéraire et sociale de l’Europe. Selon lui, l’idéal chevaleresque qui s’était épanoui au Moyen Age ne s’est perpétué à partir de la Renaissance que sous une forme dégradée, celle de l’aventure dans ce qu’elle a de plus arbitraire. Dès lors qu’un nouvel ordre social s’organise avec les Temps modernes, elle devient comique. Aussi le héros qui prétend l’incarner est-il condamné à l’échec, et sa folie s’inscrit dans un monde où la chevalerie n’a plus sa place. Néanmoins, Don Quichotte apparaît comme un être noble.

L’interprétation romantique allemande donne un nouvel élan à l’inspiration des peintres et des illustrateurs. L’iconographie constitue le vecteur essentiel de la vision romantique du Quichotte. Les éditions du roman connaissent un nouvel essor.

L’interprétation du XIXe siècle a été récemment mise en question, notamment par l’hispanisme anglo-saxon. On lui a reproché d’avoir exalté l’ingénieux hidalgo au mépris du dessein imprimé par son créateur et de la parodie qui en découle ; d’avoir chargé son histoire d’une portée symbolique, pour en faire une sorte de Bible moderne, une vaste parabole des rapports de l’homme et du monde ; d’avoir enfin accrédité l’idée qu’en déclinant cette parabole, Cervantès avait préparé l’avènement d’une autre vision de ces rapports, conforme au crédo esthétique et à la sensibilité de notre époque. Nietzsche avait souligné ce paradoxe ; ses contemporains lisaient le Quichotte avec un goût amer, presqu’à la torture, alors que le texte faisait mourir de rire les lecteurs du XVIIe siècle.

 

V.    En quête d’une identité – l’éclatement des représentations au début du XXe siècle

L’avènement du XXe siècle inaugure une nouvelle étape dans les métamorphoses de Don Quichotte. Il ne s’agit plus d’une rupture avec les représentations formées par les romantiques ; ses héritiers, sans la récuser, l’intègrent dans un spectre plus large. Dans un monde confronté à une crise générale des valeurs où s’ébranlent les vieilles certitudes, l’œuvre se trouve investie d’une pluralité de sens. Le héros acquiert, malgré la diversité des interprétations, un caractère emblématique.

Un regain d’intérêt de l’Espagne pour son odyssée se dessine, lié à une conjoncture nouvelle – le désastre de 1898.  En Espagne, Unamuno aborde le Quichotte dans En torno al casticismo, où il affirme qu’il y a  deux tendances profondes dans l’histoire espagnole : un sens des réalités concrètes, incarné par Sancho Panza, et une aspiration à la science absolue, symbolisée par Don Quichotte. Il convient de réconcilier ces deux tendances apparemment contradictoires, en abjurant come Alonso Quijano les folies du passé. Unamuno appelle de ses vœux un Don Quichotte attaché à ses valeurs propres mais capable de se mettre à l’écoute du monde. En 1905, dans La Vida y obra de don Quijote y Sancho, il revient sur le cri de « Mort à Don Quichotte ! » qu’il avait lancé pour l’expliquer. Il s’irrite de l’esprit dans lequel est exalté un auteur qui résumerait à lui seul le génie espagnol. Il oppose néanmoins l’admirable folie du personnage à la médiocrité des tenants de l’ordre établi, défenseurs d’une tradition mensongère. Par ailleurs, Unamuno confère à l’aventure du chevalier la dimension d’un mythe religieux. Le dessein de Don Quichotte n’est pas sans rappeler celui d’Ignace de Loyola, « chevalier errant du Christ ». En exaltant le personnage au détriment de son créateur, Unamuno a donné un nouvel élan à une forme d’exégèse dont les origines remontent au romantisme allemand. Selon Unamuno, Don Quichotte  est le seul livre génial écrit par un auteur franchement médiocre, comme le prouveraient ses autres livres.

Americo Castro opère quant à lui une véritable révolution copernicienne. L’auteur replace l’ensemble de la production de Cervantès dans les courants et les débats d’une Renaissance que l’Espagne n’a nullement ignorée, même si elle s’en est éloignée à partir de Philippe II. L’érudition positiviste s’était accommodée d’un paradoxe, celui d’un Cervantès tenu pour un génie inconscient. A travers un ample examen de son œuvre, Castro découvre un esprit libre, qu’il compare à Montaigne, un humaniste audacieux, partagé entre son scepticisme et son éducation chrétienne, attentif à masquer ses doutes sous le jeu des points de vue.

José Ortega y Gasset entreprend une tout autre démarche. Il considère que Don Quichotte est le premier et le plus caractéristique des romans.  En un sens, il est la négation du monde épique gouverné par les dieux et dans lequel l’aventure est permise, un monde dont le dernier avatar est le roman de chevalerie parodié par Cervantès. Mais en même temps son roman incarne la volonté d’aventure poussée à son paroxysme, si bien que l’univers dont il est le centre est hybride : deux mondes se rejoignent dans son histoire qui, tout en niant la poésie, ne se résorbe jamais dans une simple traduction du réel. En tant que critique en action de l’aventure épique, cette histoire est, paradoxalement, une forme de poésie, de création artistique. Il ne s’agit plus, comme dans l’épopée, de la trajectoire ascendante du mythe mais sa retombée, sa chute. Le couple formé par Sancho et Don Quichotte incarne selon José Ortega y Gasset la tension du mythique et du comique, c’est pourquoi tout roman porte Don Quichotte en filigrane.

En 1920, George Lukács radicalise cette opposition entre le genre romanesque et l’épopée: l’une serait propre aux civilisations « closes », comme l’Antiquité grecque ou le Moyen Age, tandis que l’autre serait caractéristique des civilisations disloquées, où l’homogénéité est perdue, et avec elle, le sens positif de la totalité qui la fondait. C’est cette perte qui a entraîné la disparition de l’épopée et l’apparition du roman, forme littéraire absolument nouvelle. Cervantès est le premier a avoir inventé un héros qui se réfugie en lui-même, au sein d’une forme consacrée à l’intériorité et à la quête d’une essence désormais introuvable.

La diffusion du Quichotte connaît une nouvelle expansion tandis que la mythologie populaire qui entoure le personnage est alimentée par de nombreuses représentations : images d’Epinal, caricatures, chromos, lithographies, papiers peints, décalcomanies, éventails, faïences, céramiques, encriers, boîtes d’allumettes…. Le cinéma lui accorde une place de choix dès ses débuts.

 

VI. Un personnage en question – Le Quichotte après la seconde guerre mondiale

Après la deuxième guerre mondiale le roman est traduit dans son intégralité là où il n’était jusqu’alors connu que de façon indirecte : en bulgare, en chinois, en hébreu, en japonais, en persan, en roumain, en russe, en serbe, en slovène, en ukrainien et même en espéranto. Près de 2500 éditions au total, dans plus de soixante-dix langues, ont fait dire que Don Quichotte était le livre le plus imprimé dans le monde, après la Bible. Affirmation inexacte : c’est Le meurtre de Roger Akroyd d’Agatha Christie qui détiendrait le record. Par ailleurs, on assiste à un véritable déferlement d’ouvrages et d’articles consacrés à l’œuvre.

Jean Canavaggio rend compte des écrits que Borges, Marthe Robert, René Girard, Pierre Vilar, Michel Foucault et bien d’autres auteurs consacrent au chef d’œuvre espagnol. On trouvera sur ce site des comptes rendus détaillés de ces ouvrages.

 

VII.    Un destin en sursis – perspectives

A la suite d’Erich Auerbach et de Peter Russel, Anthony Close se fait le défenseur d’un retour aux sources. Selon lui la signification que revêt Don Quichotte doit être rapportée à la préface de 1605 et au programme qu’y forme Cervantès. Elle est par conséquent structurellement liée à la parodie impliquée par ce programme et fondée sur la monomanie du chevalier. Le changement d’optique qui s’est opéré avec l’avènement du romantisme reflète en réalité une évolution des sensibilités. En effet, on n’accorde plus aujourd’hui au rire, et en particulier au rire carnavalesque, la valeur thérapeutique et esthétique qui lui était reconnue auparavant. Par ailleurs, faute de disposer des clés nécessaires, nous ne pouvons plus saisir tout le sel d’un comique fondé sur la parodie, car les livres de chevalerie auxquels l’œuvre renvoie, de façon souvent implicite ou allusive, ne sont plus familiers aux lecteurs d’aujourd’hui. De plus, comme l’a montré Michel Foucault, la folie est devenue source d’inquiétude. Il est incongru, indécent de se moquer du fou comme au temps où, au lieu d’être reclus, il vivait en société. Enfin dans une époque comme la nôtre, où l’individu reste une référence essentielle, la solitude d’un héros en butte à l’incompréhension nous apparaît pathétique, pour ne pas dire tragique.

Jean Canavaggio souligne la fascination qu’exerce une histoire qui, loin de se borner à refléter le temps qui l’a vue naître est  d’abord une aventure de la parole, qui nous montre que la prétendue transparence du langage n’est qu’une illusion .  Né du génie de Cervantès, Don Quichotte s’est construit au fil de ses réceptions successives. Aussi peu réductible à l’une des ces conception que morcelable entre les étapes de sa trajectoire, il est devenu ce personnage dont le geste, légitime bien que subversif, profond bien qu’absurde, condense, pour notre temps, les mirages du réel, les paradoxes de la raison, les contradictions de l’Histoire. Comme l’a déclaré Edward Riley, si suggestifs que soient les arguments censés justifier un retour au sens originel du roman, ce retour ne saurait annuler notre perception des idéaux qui transparaissent dans la conduite de don Quichotte.


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[Fiche de lecture: Isabela Martial]