Jean Canavaggio, Cervantès, Paris, Mazarine, 1986, 381 p.


  Tous les auteurs n’ont pas connu une existence digne d’être lue comme un roman d’aventures mais celle de Cervantès, que lui-même trouvait romanesque, fut pleine de rebondissements et d’intrigues. Pour cette raison, J. Canavaggio a voulu « aller à sa rencontre » et « rendre son destin intelligible » en replaçant cet auteur dans son milieu et dans son époque, avec un objectif supplémentaire : établir une distinction entre « le fabuleux, le certain [et] le vraisemblable », pour éviter les fantaisies développées dans d’autres biographies cervantines. Tout en mettant l’accent sur la difficulté de l’entreprise, qui l’oblige à conserver des zones d’ombre, le biographe exprime son admiration pour cette grande figure littéraire et, dans un style riche et nuancé, nous livre le fruit de ses recherches, précises et exhaustives.

    Miguel de Cervantès est né en 1547 dans la jeune ville universitaire d’Alcalá de Henares, près de Madrid. La prospérité de la Castille sous Charles Quint en avait fait la capitale intellectuelle de la péninsule au xvie siècle. Toutefois, après une période de coexistence pacifique avec les chrétiens, les juifs convertis au catholicisme – ou conversos – furent souvent exclus de la société à cause de l’influence croissante qu’ils acquéraient dans l’élite de la nation du fait de leur formation de théologiens ou de juristes. En effet, les chrétiens haut placés ne voyaient pas cette ascension d’un très bon oeil.

    C’est dans cette Espagne des refus que naît le futur écrivain, à une époque où son père Rodrigo, chirurgien de profession, souffre déjà de voir sa  pureté de sang sans cesse controversée. Des démêlés avec la justice obligent la famille à mener une existence assez vagabonde. Lors d’un séjour en Andalousie, à Cordoue, Cervantès découvre le théâtre et l’univers picaresque, qui allait plus tard imprégner son œuvre. En 1556, il part pour Madrid où, soutenu par un professeur humaniste, López de Hoyos, il fait ses débuts littéraires avec quatre poèmes en l’honneur de la reine.

    En 1569, à la suite d’un mystérieux duel, Cervantès quitte précipitamment l’Espagne pour Rome et devient camérier, c’est-à-dire valet de chambre, d’un jeune patricien, le seigneur Acquaviva.Cependant, ne se satisfaisant pas de la vie ancillaire, il décide bientôt d’embrasser la carrière des armes et s’engage comme arquebusier pour aller défendre la Chrétienté contre les Turcs. Bien que souffrant de la malaria, qu’il a contractée lors du voyage en mer, il se bat avec courage et reçoit trois tirs d’arquebuse à la bataille de Lépante. Il perd l’usage de la main gauche, ce qui lui vaudra désormais le surnom de « Manchot de Lépante ». Il poursuit cependant les combats puis, revenu en Italie, se laisse séduire par la dolce vita et la majesté des lieux. Il se plonge avec délices dans la lecture de Pétrarque et de poèmes chevaleresques qui influenceront beaucoup son œuvre. Il a également l’occasion de satisfaire son goût pour le théâtre, qui fleurit en Italie sous toutes les formes : tragédie, farce, commedia dell’arte.

    Au cours du voyage de retour en Espagne, le vaisseau qui le transporte est capturé par des corsaires, qui conduisent les passagers aux bagnes d’Alger. Cervantès, qui portait sur lui des lettres de recommandation, est pris par erreur pour un personnage important : son rachat est fixé à 500 écus. Sa famille, au prix d’efforts surhumains, met cinq années pour réunir la somme. Cervantès tente à quatre reprises de s’échapper mais échoue à chaque fois. Miraculeusement, ces tentatives ne lui valent aucun châtiment car il avait réussi à se faire apprécier du Pacha Hassan. L’attente est longue mais ce séjour prolongé l’a aussi révélé à lui-même et il a trouvé refuge dans la prière et la poésie. Le « Captif d’Alger » rapportera plus tard le récit de ses mésaventures dans l’un des nombreux récits enchâssés du Don Quichotte.

    Libéré en 1580 et de retour en Espagne, Cervantès se met en quête d’un emploi sûr mais la Cour lui refuse le poste d’administrateur aux Indes qu’il avait sollicité. Cet échec lui permet de se consacrer aux Lettres : il intègre les milieux littéraires et écrit un roman pastoral, La Galathée, qui présente déjà des nouveautés fort ingénieuses au sein d’un genre en vogue mais déjà largement exploré, et plusieurs pièces de théâtre qui, malgré des maladresses relevées par les critiques, sont dotées d’une théâtralité  indiscutable.

    En 1584 naît l’unique fille de Cervantès, Isabel. Peu après, l’écrivain épouse une jeune fille de vingt ans, Catalina de Salazar. À la mort de son père, quelques mois plus tard, il est contraint de faire maints allers-retours entre Madrid et Esquivias, le  havre de paix où habite son épouse, mais rapidement lassé de cette tranquillité conjugale, il s’engage comme commissaire, chargé de la préparation de l’Invincible Armada que Philippe II fait construire pour attaquer l’Angleterre réformée de la reine Elisabeth. Cette commission lui vaut de nouveaux déboires : accusé d’avoir réquisitionné du blé appartenant à des chanoines, il est excommunié. Ses réquisitions d’huile et de blé auprès des paysans l’auront au moins familiarisé avec le monde rural, la campiña souvent évoquée dans le Don Quichotte. L’épisode est resté célèbre : la flotte espagnole subit un échec total face aux vaisseaux anglais, ce qui incite Cervantès à quitter son emploi de commissaire.

    Cervantès connaît alors une période de répit, après avoir remporté le premier prix lors d’une joute poétique, mais se heurte rapidement à de nouvelles difficultés financières. Les abus de pouvoir des autorités le conduisent en prison, à Séville cette fois, où il se familiarise avec « la faune picaresque » qu’il côtoie en cette occasion. C’est alors que naît le projet d’écrire Don Quichotte, qu’il décrit lui-même comme « un livre engendré en prison ». À sa sortie, il renoue avec la vie de bohême mais le ton de ses écrits conserve désormais un fond plus sarcastique et ironique. Vers 1600, il fuit la peste qui sévit en Andalousie et retourne à Madrid, où il commence à s’opposer à la conception que se font ses contemporains du roman picaresque car, après dix années d’errance, il a acquis une très grande expérience personnelle du « picaresque ».

    A l’aube du xviie siècle, Philippe II décide de transférer la Cour à Valladolid, ce qui contraint les commerçants et les artistes à suivre le mouvement. Malgré un urbanisme plus moderne qu’à Madrid, les logements improvisés s’élèvent de toutes parts dans les faubourgs. Cervantès, accompagné de vingt membres de sa famille, s’installe dans l’un de ces médiocres logis. Ses relations avec les figures intellectuelles de la Cour, comme Quevedo et Góngora, s’intensifient, avec une exception, Lope de Vega. Le dramaturge de génie l’écarte de la scène et loin d’être amis, les deux écrivains échangent, sous le couvert de l’anonymat, des sonnets insultants.

    Ces querelles vont cependant s’estomper après la sortie des presses, en 1605, de Don Quichotte, annoncé depuis longtemps par Cervantès dans ses œuvres précédentes : le premier roman moderne est né. Même si ce personnage qui veut « redresser les torts du présent avec les armes du passé » est d’abord perçu comme le héros d’une épopée burlesque, il soulève aussi des interrogations modernes et atemporelles sur les rapports entre vie et littérature. Cervantès ne raconte pas les aventures du dehors mais recrée le mouvement par lequel chaque personnage s’invente à mesure qu’il vit les événements. Le roman répond tout à fait aux attentes du lecteur : en trois mois, tous les records de vente sont battus en Espagne, en Europe et même Outre-Atlantique.

    En plein succès, Cervantès se retrouve de nouveau mêlé à une affaire judiciaire qui fait suite à un duel appelé « l’affaire Espeleta », à laquelle il est totalement étranger. Des dénonciations mensongères lui valent une nouvelle incarcération. Il est vite innocenté mais sa réputation reste salie, ce qui l’incite à partir pour Salamanque, puis pour Madrid, avec la Cour qui rejoint son ancienne résidence. C’est la fin des années d’errance.

    À partir de 1607, il se consacre pleinement au métier d’écrivain, même s’il tire peu de bénéfice du succès de son œuvre. La mauvaise conduite de sa fille l’épuise, ainsi que les morts successives de ses frères et sœurs. De plus, on lui refuse une mission à Rome qui lui était pourtant promise, refus qui achève de le décevoir. C’est alors qu’il rassemble des écrits, composés à différentes période de sa vie, dans un recueil qu’il nomme Nouvelles exemplaires et dont la préface comporte le seul autoportrait que nous ayons de lui, un autoportrait littéraire que les peintres ont parfois tenté de transcrire en tableau. L’objectif de Cervantès était alors de faire un travail de pionnier en adaptant sans les traduire des nouvelles étrangères. Il revient à chacun de deviner en quoi consiste l’exemplarité suggérée dans le titre. Cet ouvrage a favorisé l’essor du genre de la nouvelle en Espagne.

    Devenu un « pur » homme de lettres, il publie encore le Voyage au Parnasse, inspiré de son voyage en Italie et dans lequel figurent des fragments éclatés de son histoire personnelle, puis des « intermèdes  théâtraux », qui ne manquent pas de raviver ses conflits avec Lope de Vega. Enfin, sous la pression des lecteurs et des traducteurs universels impatients, il décide d’écrire la deuxième partie de Don Quichotte, à laquelle il avait déjà fait allusion à la fin du premier tome. Alors que son travail acharné l’a déjà conduit au chapitre 23, sur un total de 72, une imposture se prépare : la publication d’un Don Quichotte apocryphe sous le pseudonyme d’Avellaneda, qui cache, entre autres plumes, celle de son ennemi de longue date Lope de Vega, mais, au final, le récit parodique servira de faire-valoir au chef d’œuvre de Cervantès. Il donne également lieu à un singulier jeu littéraire puisque la riposte à l’affront d’Avellaneda est incluse dans la fiction même : Don Quichotte, qui a rencontré deux lecteurs de l’apocryphe, en fait une critique virulente et décide de se rendre à Barcelone au lieu d’aller à Saragosse. C’est en effet l’annonce de cette dernière destination à la fin du premier tome, qui avait guidé les imposteurs dans leur démarche. La deuxième partie achève de révéler le génie de l’auteur car, si les héros restent fidèles à eux-mêmes, la structure est différente. Ce sont à présent les hommes qui se mettent à la mesure du Chevalier à la Triste Figure et les confrontations avec l’écuyer Sancho sont moins brutales.Don Quichotte est parfois « sanchifié » et Sancho « quichottisé ». Ce n’est plus le rêve face à la réalité, la poésie face à la prose, comme l’ont souvent avancé les critiques : ces composantes s’enrichissent mutuellement.

    Cependant, si la postérité considère Les Aventures de l’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche comme l’œuvre maîtresse de Cervantès, universellement connue, ce dernier estimait que la palme devait revenir à son dernier livre, Les travaux de Persiles et de Sigismonde. La rédaction, entreprise pour répondre à l’accusation sournoise de s’être « détourné des genres nobles » et de « devoir sa renommée aux exploits burlesques d’un fou », épuise ses dernières forces. Il souhaitait relever un défi, celui du « merveilleux vraisemblable ». Le Persiles est en effet une épopée chevaleresque, mais qui fuit les excès condamnés dans le Don Quichotte, fortement marqué par la veine parodique. Surpris par la mort, il n’a pas le temps de parachever cet ultime ouvrage, qui reste, pour le lecteur, inférieur aux exploits de don Quichotte. Il termine le Persiles quatre jours seulement avant sa mort, alors qu’il débordait encore de projets littéraires sans cesse annoncés dans les préfaces et les annexes de ses œuvres. Cervantès meurt le 22 avril 1616, souffrant depuis longtemps d’hydropisie, qui lui causait, selon ses propres mots, « une soif inextinguible, dont toute l’eau de la mer Océane, si douce fût-elle à boire, ne saurait [le] guérir ».

    À travers cette biographie, nous découvrons donc un homme qui ne livre sa vie qu’à travers l’écriture et dont les œuvres sont autant de jalons de son existence. Comme l’explique J. Canavaggio, on ne peut espérer retracer le parcours de Cervantès si on le dissocie de ses œuvres. Comme don Quichotte, il était honnête, comme lui il avait le goût de l’errance et du voyage, comme lui encore il aimait raconter et voulait lutter contre l’oubli des valeurs : « Pour moi seul est né don Quichotte. Il a su œuvrer, et moi écrire. Lui et moi ne faisons qu’un. »

Retour haut de page
Retour à "Fiches de lecture"

[fiche de lecture: Anna Alvarez]