Biographie de Cervantès par Eugène Baret (1863)




Eugène BARET, Histoire de la littérature espagnole depuis ses origines les plus reculées jusqu'à nos jours, Dezobry, Fd Tandou et Cie, Paris, 1863, p. 524 à 533

"     Vie de Cervantes

    Après bien des incertitudes, on a maintenant la preuve authentique que Miguel de Cervantes Saavedra naquit à Alcala de Hénarès, petite ville à cinq lieues de Madrid, le 9 octobre 1547, de Rodrigue de Cervantes, assez pauvre gentilhomme, et de Leonor de Cortina. Sa famille était originaire de Galice. Il étudia les humanités à Madrid, sous le professeur Jean de Hoyos, et débuta de bonne heure par une pièce de vers en l'honneur d'Isabelle de Valois, troisième femme de Philippe II, à l'occasion de son entrée dans Madrid, le 24 octobre 1568. Tels furent, comme on sait, les débuts de Racine, qui écrivait à seize ans son Ode aux nymphe de la Seine, en l'honneur de Marie-Thérèse d'Autriche. - C'était le temps où le vieux Lope de Rueda promenait dans les carrefours de Madrid ses drames populaires. Cervantes, encore adolescent, prenait une part active à ces représentations en plein vent, et peut-être cette circonstance ne fut-elle pas sans influence sur sa carrière littéraire.

    A vingt et un ans, ses études étant achevées, Cervantes attira l'attention du légat à latere de Pie V, le cardinal Aquaviva, venu à Madrid pour nouer la coalition du Pape, de Philippe II et des Vénitiens contre le sultan Sélim, dont l'effet amena la bataille de Lépante. Ce cardinal l'attacha à sa personne en qualité de valet de chambre secrétaire. Cervantes suivit à Rome ce prélat, et en fut bien traité. Mais la conscience obscure de son génie se révoltant contre ces fonctions serviles, il s'engagea dans la compagnie de Don Diego de Urbina, qui appartenait au tercio de Don Miguel de Moncade. Il prit part comme simple soldat à la mémorable bataille du 7 octobre 1571. Placé, sur sa demande, au poste le plus périlleux, il combattit avec tant d'ardeur, quoique malade de la fièvre, qu'il se fit distinguer dans l'équipage d'une galère qui enleva l'étendard royal d'Egypte; mais il reçut trois arquebusades, dont une à la main gauche dont il demeura estropié toute sa vie.

    Guéri à Messine, et médiocrement récompensé de sa bravoure, Cervantes fit une seconde campagne en Afrique, sous les ordres de don Diego de Figueroa, si bien peint par Calderon dans l'Alcade de Zalamea. Après diverses garnisons, il s'embarqua à Naples pour l'Espagne avec son frère Rodrigue, sur la galère Le Soleil, muni de recommandations spéciales du vainqueur de Lépante; cette galère fut capturée par des corsaires barbaresques, malgré la plus vive résistance, et Cervantes conduit à Alger, comme esclave d'un renégat vénitien nommé Dali-Mami. Tout le monde connaît par la nouvelle du Captif et par celle de l'Espagnole Anglaise, la romanesque histoire de sa captivité, l'héroïsme patient qu'il déploya dans les diverses tentatives qu'il fit pour recouvrer sa liberté, le respect que son sang-froid inspirait aux Turcs. Après cinq années d'esclavage, il fut racheté par le P. Haedo de l'ordre de la Merci.

    De retour dans sa patrie, Cervantes trouva les ressources de sa famille épuisées par sa rançon, pour laquelle il avait fallu engager jusqu'à la dot de ses soeurs. Il reprit du service et fit trois campagnes sous le duc d'Albe, dont l'une dirigée contre Terceire, en juillet 1582. Il finit par se dégoûter du métier des armes, et se retira définitivement à Alcala, où il s'éprit d'une personne de noble naissance, doña Catalina de Salazar, dont le mérite et les vertus composaient à peu près tout le patrimoine.

    Pressé par le besoin de vivre, Cervantes essaya du théâtre. Il écrivit régulièrement des pièces sans succès, dont il fut réduit à faire lui-même l'éloge: l'attention du public était absorbée par la manière de Lope de Vega. A dater de cette tentative infructueuse, l'histoire de Cervantes tombe dans une obscurité qui s'étend sur une période de quinze ou vingt années. Que fit-il durant ce long intervalle où mûrit son talent? à quels moyens désespérés eut-il recours pour avoir du pain qui semble lui avoir quelquefois manqué, si l'on en juge par les termes d'une requête au roi Philippe II, datée de Séville, récemment retrouvée dans les archives de la Tour de l'Or. Les termes de cette requête sont lamentables. Cervantes déclare "recourir au moyen usité par tant d'habitants de Séville sans ressources, savoir: passer en Amérique, ce port de refuge de tout ce qui est sans ressource en Espagne."

    Cervantes n'obtint rien du tout, et reprit à Séville ses obscures fonctions d'agent des gabelles, selon d'autres d'agents d'affaires. Précédemment, il était sous-commissaire aux vivres de la flotte. Un déficit de quelques centimes de francs lui attira mille persécutions. Que devint-il pendant quelque temps? On ne le sait. On le retrouve ensuite gérant, pour le compte d'autrui, une fabrique de poudre et salpêtre, sur les bords de la Guardiana; puis chargé de faire rentrer les redevances du grand-prieuré de Saint-Jean, dans la Manche.

    C'est à ce long séjour en Andalousie, et à la nature de ses fonctions qui le mettaient en rapport avec toutes les classes de la société, que Cervantes est redevable des qualités particulières de son style, de la grâce, du sel, d'el sabor sevillano, qu'il introduisit dans quelques-unes de ses Nouvelles, et plus tard dans le Don Quichotte: ce qui fait dire à M. Prescott que le sel du Don Quichotte est tout andalou.

    Chargé, comme nous l'avons dit, de recueillir les redevances du grand-prieuré de Saint-Jean, au nom du magistrat spécial à Consuegra, chef-lieu du prieuré, Cervantes trouva à Argamazille d'Albe, où il avait affaire, un soulèvement général des débiteurs de l'ordre, événement assez commun en des cas pareils: les autorités locales ne s'opposaient point, ou prenaient elles-mêmes part aux actes de violence par lesquels on voulait dégoûter les agents de ces sortes d'opérations. Cervantes fut arrêté et mis en prison par les irascibles Manchois. C'est dans cette prison qu'il conçut le plan du Don Quichotte, où figurent, comme on sait, les académiciens d'Argamasille et les moulins à vent répandus dans tout le pays. C'était une maison particulière que l'on montre encore aujourd'hui aux curieux. Cette violence inqualifiable se passait vers 1598.

    Pour dérober le faible Philippe III à l'influence de sa tante, l'impératrice Marie, retirée au couvent de las Descaldas reales, le duc de Lerme avait transporté la cour à Valladolid, en 1603. C'est dans cette ville que nous retrouvons Cervantes, où il s'était rendu pour purger ses comptes d'agent des gabelles. La première partie de l'Histoire de Don Quichotte était achevée. Il profita de cette circonstance pour solliciter et obtenir la permission de l'imprimer. La licence est datée de Valladolid, en 1604. L'ouvrage parut l'année suivante à Madrid, et fut d'abord accueilli avec froideur par les courtisans dont il raillait la nullité important, et par les gens de lettre, à qui il annonçait un dangereux rival, ou dont il censurait trop librement les défauts. Le duc de Béjar, dont Cervantes avait sollicité le patronage pour son nouveau-né, s'y prêtait de mauvaise grâce. Peu à peu, néanmoins, les premières impressions s'effacèrent et la faveur du public s'attacha à cet admirable livre, dont il y eut successivement plusieurs éditions. D'un balcon de son palais de Madrid, Philippe III promenait sa vue dans la campagne. Il aperçut sur le bord du Manzanarès un étudiant qui lisait, et qui, interrompant souvent sa lecture, se frappait le front avec de grands éclats de rire. "Ou cet homme est fou, dit le roi, ou il lit Don Quichotte." Sa Majesté avait deviné juste: c'était Don Quichotte que lisait l'étudiant.

    Malgré le succès de son livre, Cervantes traînait à Valladolid une existence misérable. Sa famille se composait alors de cinq personnes: sa femme, une fille naturelle, sa soeur doña Andrea, une fille de cette soeur et une cinquième personne, qui se qualifiait aussi de soeur, mais qui était beata, c'est-à-dire qui portait l'habit religieux sans appartenir à aucun ordre. Ces dames travaillaient à la couture pour vivre. Il existe une facture de la main de l'auteur de Don Quichotte, portant quittance de certaines serviettes ourlées et mantilles raccommodées. Lui-même, dans son Voyage au Parnasse, insinue tristement à Apollon qu'il n'a pas de manteau.

    Un moment la fortune parut lui sourire. La cour venait d'employer sa plume à l'occasion des fêtes données, à Valladolid, à l'amiral Howard, comte d'Hottingham, ambassadeur extraordinaire pour la ratification de la paix de 1604. Un accident auquel il était totalement étranger vint pour jamais le replonger dans le malheur. Un gentilhomme navarrais, chevalier de Saint-Jacques, nommé Gaspar de Espeleta, se trouvait à Valladolid à la suite de la cour. Il fut tué dans la ruelle qu'habitait Cervantes, dans une de ces rondes nocturnes où les galants espagnols venant à se rencontrer, se saluaient à coups d'estocades. Sur les insinuations malveillantes d'une commère, l'auteur de Don Quichotte fut arrêté et mis en prison, avec sa soeur et sa nièce, pour fournir des explications à la justice. Tel était le degré de sa considération.

    La fortune de Cervantes ne se releva jamais de ce coup. En 1606, il suivit la cour à Madrid sans y trouver plus d'aisance qu'à Valladolid. Il n'obtenait pas plus d'appui des littérateurs que des hommes de cour. Lope de Vega, qu'il a tant vanté, tout en jugeant avec liberté ses défauts, ne s'avisa de lui décerner un éloge que quand il était enterré depuis quatorze ans. Le comte de Lemos, nommé vice-roi de Naples, avait chargé son favori Lupercio de Argensola, du soin de composer ses bureaux. Cervantes, qui avait trouvé le moyen de combler d'éloges le talent dramatique de cet écrivain, dans le Don Quichotte, espéra un moment en faire partie. Mais la promesse d'Argensola ne fut suivie d'aucun effet. L'intérêt trop vanté du comte de Lemos n'alla jamais jusqu'à assurer l'existence de l'auteur du Don Quichotte. On lit dans un mémoire rapporté par le biographe Pellicer:

"Le très-illustre seigneur don Bernardo de Sandoval, cardinal-archevêque de Tolède, étant allé rendre sa visite à l'ambassadeur français (le duc de Mayenne), qui est venu traiter des affaires relatives aux alliances arrêtées entre les maisons souveraines de France et d'Espagne, quelques gentilshommes de la suite de l'ambassadeur, aussi courtois qu'instruits et amis des lettres, s'approchèrent de moi et d'autres ecclésiastiques attachés au cardinal, mon seigneur. Ils s'informèrent des ouvrages d'imagination les plus recommandables parmi nous; et comme je mentionnai celui dont la censure venait de m'être commise (la deuxième partie de Don Quichotte), aussitôt que j'eus prononcé le nom de Cervantes, ces chevaliers de s'écrier et de témoigner le grand cas que l'on faisait de ses écrits en France et dans les royaumes circonvoisins. Ils s'informèrent dans le plus grand détail de l'âge, de la profession, de la fortune et de la naissance de Cervantes. Je me vis contraint de leur répondre qu'il était vieux, ancien militaire, pauvre et gentilhomme."

"Cette réponse surprit tellement l'un des grands seigneurs français qu'il ne put s'empêcher de dire: Eh quoi! L'Espagne ne fait pas la fortune d'un tel homme? Il mériterait d'être nourri aux frais du public. Mais un autre seigneur prenant la parole: Si, dit-il, avec infiniment d'esprit, c'est par besoin que Cervantes a écrit de si belles choses, Dieu veuille qu'il ne connaisse jamais l'aisance. Il restera pauvre, mais ses oeuvres enrichiront l'univers entier."

    Cervantes n'en saisit pas moins toutes les occasions de témoigner au duc de Lerme sa vive reconnaissance. Il dédia successivement au comte de Lémos ses Nouvelles (1613), le meilleur de ses ouvrages après Don Quichotte, des comédies, imprimées, dit-il, avant d'avoir été représentées, et la deuxième partie de Don Quichotte (1615), où il se venge avec tant d'esprit et de mesure de l'auteur imprudent qui, sous le pseudonyme d'Avellaneda, avait prétendu lui ravir l'honneur d'achever l'histoire de son héros.

    Mais sa santé était profondément altérée. Atteint d'hydropisie, il quitta Madrid au printemps de 1616 pour Esquivias, patrie de sa femme doña Catalina de Palacios. Tout mourant qu'il était, on voit par le récit de sa rencontre avec l'étudiant qui sert de préface à Persiles et Sigismonde, que la maladie n'avait rien diminué des grâces de son esprit. Il venait en effet de terminer cet ouvrage, et adressait à Naples, au grand seigneur dont les avares bienfaits le défendaient à peine de la misère cet envoi si touchant: "Je reçus hier l'extrême onction, et je vous écris aujourd'hui. Le temps est court, les angoisses augmentent, les espérances diminuent, et malgré tout, je vis par le désir que j'ai de vivre, demandant seulement qu'il m'en reste assez pour baiser les pieds de Votre Excellence: car, il pourrait arriver que le plaisir de voir Votre Excellence en bonne santé et de retour en Espagne, suffirait à me rendre la vie. Mais s'il est décrété que je dois la perdre, que la volonté du Ciel s'accomplisse. Que Votre Excellence connaisse du moins mes derniers voeux: qu'Elle sache avoir eu en moi un homme si zélé à la servir, qu'il en emporte la volonté par-delà les limites de la mort."

    Il mourut le 23 avril 1616, presque au même moment où s'éteignait en Angleterre le génie de Shakespeare. Mais les cendres de Shakespeare reposent noblement, à côté de Newton, sous les voûtes de Westminter, et Cervantes n'a pas de tombeau. On sait qu'après avoir fait profession du tiers-ordre de Saint-François, il fut enterré dans cet habit, suivant sa dernière volonté, dans le couvent des dames de la Trinité, rue de l'Oratoire. Mais ce couvent ayant été transporté depuis la rue Chantereine, les terrains changèrent de destination, en sorte que nul ne peut dire aujourd'hui où sont les os de l'homme qui a le plus contribué à la gloire de sa patrie. Les premières recherches sur sa vie ont été faites en Angleterre. Le portrait même peint par Jauregui a été perdu; il n'en existe qu'une copie que possède l'Académie de la langue. En 1835 seulement, l'Espagne a songé à réparer les torts du passé envers cette grande mémoire. Une statue de bronze, de grandeur naturelle, au centre d'un square élégant a été élevée à Cervantes sur la place du Congrès:

Virtutem incolumem odimus;

Sublatam ex oculis quaerilus invidi. "


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