Mimésis,
La représentation de la réalité dans la littérature occidentale,
(2e éd.), Paris, 1968, « La dame enchantée de Don Quichotte », p. 339-364.
L’ouvrage d’E. Auerbach est une étude de la tradition narrative occidentale. À travers vingt explications de textes, le critique s’intéresse à la manière dont la réalité a été représentée dans notre littérature, d’Homère à Virginia Woolf. Le chapitre XIV, intitulé « La dame enchantée de Don Quichotte », est consacré à un passage de l’œuvre de Cervantès.
L’étude s’ouvre par une citation, un extrait de trois pages du chapitre X de la deuxième partie de Don Quichotte, d’abord en espagnol, puis en traduction. Dans ce passage, Sancho, chargé de transmettre un message à Dulcinée, présente en désespoir de cause à son maître une paysanne en lui assurant qu’il s’agit de sa bien-aimée. Don Quichotte, interloqué, choisit de considérer qu’il est victime d’un enchantement : s’il ne reconnaît pas Dulcinée, c’est que des ennemis puissants lui font voir sa dame sous les traits d’une villageoise. Il adresse donc ses hommages à la paysanne ahurie, qui commence par lui répondre de façon peu amène avant de tomber de son âne en essayant de s’enfuir.
E. Auerbach avance deux raisons pour justifier le choix de cet extrait. Il considère, d’une part, que l’épisode illustre particulièrement le conflit entre l’illusion quichottique et la réalité. Le chevalier errant croit rencontrer sa dame, l’objet de toutes ses pensées, le sens de sa quête, et il est confronté à l’être le plus prosaïque qui soit. La situation est potentiellement explosive et la mise en oeuvre de cette scène significative. L’épisode est remarquable également parce que, pour la première fois du roman, les rôles assumés par les deux personnages principaux sont inversés : c’est Sancho qui invente ici une aventure tandis que don Quichotte, dans un premier temps du moins, ne perçoit qu’une réalité banale.
Le critique s’intéresse ensuite à la manière dont cette scène conséquente est traitée. Le chevalier conçoit une grande espérance, bientôt suivie d’une cruelle déception. Le choc pourrait aggraver sa folie, ou au contraire la guérir, mais don Quichotte trouve une échappatoire. Il évite à la fois le salut et le désespoir en imaginant un enchantement, solution qu’il adopte chaque fois qu’un conflit insurmontable éclate entre son illusion et la réalité. La confrontation paroxystique de la folie du protagoniste et de la trivialité de la situation ne donne lieu à aucun bouleversement puisque ni la position du héros ni son état d’esprit ne se trouvent modifiés.
Cet épisode, doté d’un potentiel dramatique très puissant, est traité sur le mode comique. E. Auerbach note le contraste stylistique, qui va s’intensifiant, entre les propos de don Quichotte et ceux de la villageoise. La scène se clôt sur la chute burlesque de la paysanne. « Nous sommes en présence d’une farce » (p. 343). Ces remarques l’amènent à s’interroger sur la place respective du tragique et du comique dans l’œuvre de Cervantès. La rencontre avec la villageoise est traitée avec gaîté : Cervantès met en scène un personnage, certes fou, mais qui ne souffre pas de son état. D’ailleurs, don Quichotte ne paraît pas absolument ridicule dans la mesure où il est véritablement fidèle, brave et prêt à tous les sacrifices. Cette vertu force l’admiration, même si c’est une illusion insensée qui la soutient.
Il n’en reste pas moins que la pureté du chevalier n’interfère en rien avec la réalité et qu’il n’existe aucun point de contact entre l’idéal de don Quichotte et le monde extérieur : les valeurs du protagoniste n’ont jamais d’impact sur le réel, et inversement. La scène symbolise parfaitement les relations que l’esprit dérangé du héros entretient avec le monde. Le discours qu’il tient à la fausse Dulcinée est imprégné de l’idée platonicienne du Beau, et il est adressé à une paysanne : celle-ci ne pouvant ni le repousser ni l’accueillir, il ne se produit qu’une confusion d’un comique frisant l’absurde. Les interventions de don Quichotte provoquent souvent la fuite, donnent parfois lieu à des disputes, des coups ou des moqueries, mais jamais à des conflits tragiques aux conséquences sérieuses. Les dommages que cause le chevalier à la Triste Figure sont toujours relevés sur un ton d’ironie stoïque qui les transforme en désordres comiques. L’idée fixe du héros, en induisant une distance entre sa conscience et les actes qu’il commet, le préserve d’un quelconque sens des responsabilités et élimine en lui tout conflit tragique. L’analyse de l’illusion dans laquelle il vit doit donc évacuer aussi bien le tragique que l’association spécifiquement shakespearienne et romantique de la sagesse et de la folie, association selon laquelle l’une n’est pas concevable sans l’autre. En don Quichotte, une intelligence normale, ou moyenne, qui n’est en rien inspirée par la folie, coexiste avec cette dernière, et l’idée fixe est associée à une modération intelligente. Le chevalier est d’ailleurs en accord avec l’ordre établi.
Le critique s’emploie ici explicitement à mettre en perspective une conception du Quichotte héritée du xixe siècle. « Depuis des siècles, et singulièrement depuis le romantisme, on a voulu y déceler bien des choses que Cervantès ne soupçonnait guère et qui entraient encore moins dans ses intentions » (p. 358). L’étude du passage révèle que l’auteur ne cherchait pas à conférer au roman une dimension tragique ou problématique, le concevant au contraire comme un jeu amusant et gai. Si Cervantès a voulu proposer, selon ses propres mots, « un divertissement honnête », s’il a souhaité écrire un texte comique, il n’en demeure pas moins que le Quichotte est une œuvre riche, qui a donné lieu à des réinterprétations et des surinterprétations fécondes. Pour cette raison, le critique prend soin de distinguer les intentions artistiques de l’auteur des différentes lectures que son œuvre a suscitées. « Un livre comme Don Quichotte se détache des intentions de son auteur et mène son existence propre » (p. 358).
E. Auerbach s’attache enfin à la seconde dimension de l’épisode, l’inversion des rôles entre don Quichotte et son écuyer. Ce que fait ici Sancho – travestir sa pensée, inventer une aventure, jouer avec la folie de son maître – d’autres personnages, au cours du récit, s’y livrent également : Dorothée se présente comme la princesse Micomicona, le barbier prétend être son page, Sanson Carrasco se déguise en chevalier errant. Bien plus, quand la folie de don Quichotte ne transfigure pas ses interlocuteurs, eux-mêmes évoluent de leur propre chef. Ces travestissements transforment la réalité en un théâtre permanent, en une scène joyeuse et mouvante, et le critique insiste sur la légèreté de ce ballet des apparences. On ne retrouve pas dans le Quichotte l’inquiétude qu’expriment Montaigne ou Shakespeare devant l’inconstance du monde. Cervantès conserve vis-à-vis de son récit une certaine distance, qui lui permet de ne pas prendre trop au sérieux le jeu même auquel il se livre. Le romancier reste maître du divertissement qu’il organise, s’en réjouit et l’offre à son lecteur, mais ne l’utilise pas pour juger ou remettre en question, pas plus qu’il ne cherche à dévoiler l’ordre du monde. La folie de don Quichotte ne sert pas de révélateur mais répand sur toute chose une impartiale jovialité. « Jamais plus on n’a tenté, dans la littérature européenne, de représenter la réalité quotidienne avec une gaieté si universelle et multiforme, une gaieté si exempte de critique et si peu soucieuse de soulever des problèmes » (p. 364).
Après ces considérations, E. Auerbach s’attarde sur le style du texte. Il montre que les tirades de don Quichotte relèvent de la rhétorique courtoise la plus classique : Cervantès n’est donc pas seulement un critique mais également un continuateur de la tradition épico-rhétorique. Si l’auteur polémique, c’est contre les livres de chevaleries et non contre le style élevé du langage courtois, de sorte que le Quichotte constitue à la fois une parodie de l’idéal chevaleresque et l’un des plus beaux textes en prose que la littérature courtoise tardive ait produit.
Dans une courte conclusion, le critique rappelle l’objet de son travail – la représentation du réel à travers les siècles – et insiste sur le talent narratif de Cervantès. Le romancier espagnol, doté d’une puissance imaginative extraordinaire, se distingue, selon lui, par sa capacité à représenter des individus très différents dans des situations diverses et par son aptitude à formuler leurs pensées, leurs émotions et leurs discours. « Cette faculté est chez Cervantès si originelle et si forte, si indépendante en même temps de tout autre dessein, qu’à côté de lui presque toute la littérature réaliste antérieure apparaît limitée, conventionnelle ou démonstrative » (p. 360).
[Fiche de lecture: Isabela Martial]